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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/162

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CHRONIQUES

pour ainsi dire su regarder Tintoret, senti Véronèse, nommé Carpaccio ; mais Rouen, Genève et Pise ont enseigné ma vie, et du jour où j’ai franchi leurs portes, c’est d’elles que m’est venu tout ce que j’ai fait depuis. »

Mais il n’y a pas que Rouen : « Vers le moment de l’après-midi où le voyageur fashionnable moderne, comptant aller à Paris, Nice et Monaco, et parti le matin de Charing Cross, s’est un peu remis des nausées de la traversée et de l’irritation causée par les combats qu’il a eu à soutenir pour trouver une bonne place dans le train de Boulogne, et commence à regarder à quelle distance il est du buffet d’Amiens, il a chance d’être agacé par l’arrêt inutile du train à une station peu importante appelée Abbeville. Comme le train se remet en marche, il peut voir, s’il consent à lever pour un instant les yeux de son journal, deux tours carrées qui dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu’il traverse. C’est probablement tout ce qu’il désirera jamais en voir. Et je ne sais pas même dans quelle mesure j’arriverai à faire comprendre au lecteur, même le plus sympathique, l’influence que ces deux tours ont eue sur ma vie. »

Ruskin vit Rouen la même année qu’Abbeville, mais il ne devait comprendre Rouen que beaucoup plus tard, tandis qu’il ressentit tout de suite Abbeville, « qui est comme la préface et l’interprétation de Rouen ». « Mon bonheur le plus intime, ajoute-t-il, a été au milieu des montagnes, mais, si je veux me reporter au plaisir le plus doux, sans mélange, sans fatigue, je puis dire qu’arriver à Abbeville par un bel après-midi d’été, mettre pied à terre dans la cour de l’hôtel de l’Europe, descendre la rue en courant pour voir encore