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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/55

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LES SALONS. LA VIE DE PARIS

de Coppet est déjà « chez lui ». On raconte qu’un des personnages les plus en vue de notre aristocratie faisant visiter un jour son château à un étranger, celui-ci lui dit : « C’est merveilleux, vous avez vraiment d’admirables bibelots. » Et le châtelain, mécontent, de répondre dans son dépit éloquent : « Des bibelots ! des bibelots ! Ce sont des bibelots pour vous ! Pour moi ce sont des affaires de famille. » Ainsi là où l’étranger qui visite Coppet sous la conduite des Cook ne voit qu’un meuble ayant appartenu à Mme de Staël, M. d’Haussonville retrouve le fauteuil de sa grand’mère. Il est exquis d’arriver à Coppet par une journée amortie et dorée d’automne, quand les vignes sont d’or sur le lac encore bleu, dans cette demeure un peu froide du xviiie siècle, tout ensemble historique et vivante, habitée par des descendants qui ont à la fois « du style » et de la vie.

C’est une église qui est déjà un monument historique, mais où la messe se célèbre encore. La chambre de Mme de Staël est occupée par la duchesse de Chartres, celle de Mme Récamier par la comtesse de Béarn, celle de Mme de Luxembourg par Mme de Talleyrand, celle de la duchesse de Broglie par la princesse de Broglie. On cause, on chante, on rit, on fait des parties d’automobile, on soupe, on lit, on fait à sa manière et sans affectation de les imiter, ce que faisaient les gens d’autrefois, on vit. Et dans cette continuation inconsciente de la vie parmi des choses qui ont été faites pour elle, le parfum du passé s’exhale bien plus pénétrant et plus fort, que dans ces « reconstitutions » du « vieux Paris » où dans un décor archaïque on place, costumés, des « personnages de l’époque ». Le passé et le présent se coudoient. Dans la bibliothèque de