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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/70

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CHRONIQUES

peut, en tout cas, lui en rendre exactement la douceur particulière, cet éclat adouci d’argent. Dans certaines idylles antiques comme l’admirable Phyllys de Reynaldo Hahn, c’est la flûte même de Pan qui semble accompagner au fond d’un bois sacré les vers charmants du poète. Et ici cette voix, ce n’est plus seulement

La muse des guérets, des sil… la lyre naturelle,
La muse des guérets, des sillons et du blé.

c’est une lyre douloureuse qui exprime les mélancolies de l’amour et de la mort.

Ce serait une bien grande naïveté de croire que cette impression si étrange, la qualité naturelle de la voix de Mme de Guerne, jointe à la force de son sentiment musical suffisait à la donner. Il y faut encore une profonde science du chant, science cachée mais nécessaire dont nous recueillons la moisson douce en sonorités dorées. Et pour s’en tenir à une partie purement matérielle de l’art du chant, ceux qui ne l’ont pas entendue chanter avec la merveilleuse Mme Kinen, le grand duo de Sémiramis, ignorent qu’elle sait vocaliser comme la Patti. Il serait injuste de ne pas associer au nom de Mme de Guerne celui du comte Henri de Ségur, son frère, qui est peut-être comme compréhension et comme culture musicales, l’égal de sa sœur, mais qui, dans sa religieuse admiration pour elle, a borné toute son ambition à être son parfait et fidèle accompagnateur. Depuis la mort de son père, le marquis de Ségur, dont le titre est aujourd’hui porté par l’habile évocateur du salon de Mme Geoffrin, un académicien de demain,