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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/97

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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

il n’est pas un pays, pas une cité, pas un fleuve dont la vue puisse assouvir le désir de rêve que son nom avait fait naître en nous ? La sagesse serait de remplacer toutes les relations mondaines et beaucoup de voyages par la lecture de l’Almanach de Gotha et de l’Indicateur des chemins de fer…

Les mémoires de la fin du xviiie siècle et du commencement du xixe, comme ceux de la comtesse de Boigne, ont ceci d’émouvant qu’ils donnent à l’époque contemporaine, à nos jours vécus sans beauté, une perspective assez noble et assez mélancolique, en faisant d’eux comme le premier plan de l’Histoire. Ils nous permettent de passer aisément des personnes que nous avons rencontrées dans la vie — ou que nos parents ont connues — aux parents de ces personnes-là, qui eux-mêmes, auteurs ou personnages de ces mémoires, ont pu assister à la Révolution et voir passer Marie-Antoinette. De sorte que les gens que nous avons pu apercevoir ou connaître — les gens que nous avons vus avec les yeux de la chair — sont comme ces personnages en cire et grandeur nature qui, au premier plan des panoramas, foulant aux pieds de l’herbe vraie et levant en l’air une canne achetée chez le marchand, semblent encore appartenir à la foule qui les regarde, et nous conduisent peu à peu à la toile peinte du fond, à qui ils donnent, grâce à des transitions habilement ménagées, l’apparence du relief de la réalité et de la vie. C’est ainsi que cette Mme de Boigne, née d’Osmond, élevée, nous dit-elle, sur les genoux de Louis XVI et de Marie-Antoinette, j’ai vu bien souvent au bal, quand j’étais adolescent, sa nièce, la vieille duchesse de Maillé née d’Osmond, plus qu’octogénaire, mais superbe encore sous ses