Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/186

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de sa vie, il prit l’habitude de boire, tout de suite après dîner, une tasse de café, particulièrement les jours où il se trouvait que j’étais invité : et telle était l’importance qu’il attachait à ce petit plaisir, qu’il tenait note d’avance dans le carnet que je lui avais donné que je dînerais chez lui le lendemain et que par conséquent il y aurait du café. Parfois il arrivait que l’intérêt de la conversation l’entretenait au-delà de l’heure à laquelle il éprouvait le besoin de sa friandise : et je n’en étais point fâché, craignant que le café auquel il n’avait jamais été habitué pût troubler son sommeil de la nuit. Mais s’il ne perdait pas de vue l’heure, il y avait une scène infiniment curieuse. Il fallait apporter le café “sur-le-champ” (mot qu’il avait constamment à la bouche durant les derniers jours de sa vie) “à la seconde” : et ses expressions d’impatience, encore douces selon son ancienne habitude, étaient pourtant si vives, et avaient tant de naïveté puérile qu’aucun de nous ne pouvait se défendre de sourire. Sachant ce qui devait arriver, je prenais soin que tous les préparatifs fussent faits à l’avance. Le café était moulu, l’eau bouillante ; et au moment même où la parole était prononcée, son domestique partait comme une flèche et plongeait le café dans l’eau. Il ne restait donc plus que le temps de le faire bouillir. Mais cet insignifiant retard semblait insupportable à Kant. Toute consolation pour lui était vaine ; quelque variété qu’on pût mettre à la formule, il avait toujours une réponse prête. Si on lui disait : “Cher Professeur, on va apporter le café tout de suite”, — “on va ! disait-il ; mais voilà le point, c’est qu’on va : on n’a jamais le bonheur, on va l’avoir.” Si un autre s’écriait : « Le café vient immédiate-