Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/198

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poussé jadis le cri de “Qui-vive”, rugissait : “pas Hartmann, mais Hartung”. “Encore !”, criait Kant. Sur quoi Lampe rugissait pour la seconde fois : “pas Hartmann, mais Hartung”. “Encore une fois”, criait Kant. Et une troisième fois le malheureux Lampe hurlait avec un désespoir truculent : “pas Hartmann, mais Hartung”. Et cette ridicule scène de parade militaire était répétée sans cesse le jour de la publication de la gazette ; dûment, deux fois par semaine, l’incorrigible vieux sot était soumis au même exercice, lequel était invariablement suivi de la même sottise, la fois suivante. De sorte que ce pertinace idiot répéta sans variation la même imbécillité 104 fois par an (deux fois par semaine) multipliée par trente-huit, nombre des années ! Pendant plus de la moitié d’une vie normale humaine, selon les limites que lui accorde l’Écriture Sainte, ce vieil âne, qu’on ne saurait assez admirer, avait buté ponctuellement sur la même pierre. Et pourtant, malgré cet avantage en son nouveau domestique qui se joignait à une supériorité générale sur son prédécesseur, la nature de Kant était trop tendre, trop bonne et trop indulgente aux infirmités de toute personne, sauf aux siennes propres, pour que la voix et le vieux visage familier auquel il avait été accoutumé pendant quarante ans ne lui manquassent point. Et je trouvai un trait touchant du regret qu’éprouva Kant pour son vieux serviteur qui n’avait jamais rien valu, qui est inscrit dans son carnet. D’autres personnes notent ce dont elles désirent se souvenir. Là, Kant avait noté ce qu’il devait oublier : “Mem. — février 1802 — il ne faut plus se souvenir du nom de Lampe.”

Au printemps de cette année 1802, je conseillai à