Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/211

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lui en ferait pas maintenant. Il ne me restait qu’à me taire et il fit ce qui lui plut. La conséquence fut celle qu’on aurait pu anticiper : nuit d’insomnie à laquelle succéda une journée de grave malaise. Le matin suivant, tout alla comme d’ordinaire jusqu’à neuf heures, où Kant, jusqu’à ce moment appuyé sur le bras de sa sœur, tomba soudain par terre sans connaissance. On me fit chercher immédiatement, et je courus chez lui où je le trouvai étendu sur son lit qu’on avait déplacé dans son cabinet de travail. Il n’avait plus la parole et aucune conscience. J’avais déjà prévenu le médecin, mais avant qu’il arrivât, la nature avait fait les efforts nécessaires pour ramener un peu Kant à lui-même. Au bout d’une heure environ il ouvrit les yeux et continua à marmotter des mots inintelligibles jusque vers le soir, où il se remit un peu et commença à parler raisonnablement. Pour la première fois de sa vie il fut pendant quelques jours confiné dans son lit, sans rien manger. Le 12 octobre, il reprit de nouveau quelque nourriture et réclama ses aliments favoris, mais j’étais maintenant résolu, même au risque de lui déplaire, à m’y opposer fermement. Je lui exposai donc toutes les conséquences de sa dernière imprudence, chose dont il n’avait manifestement aucun souvenir. Il écouta tout ce que je dis avec beaucoup d’attention et exprima tranquillement la conviction que j’avais parfaitement tort, mais il se soumit pour le moment. Toutefois quelques jours après, je découvris qu’il avait offert un florin pour un peu de pain et de fromage ; ensuite un dollar et même davantage. Quand on lui refusa il se plaignit amèrement ; mais peu à peu il se résigna à cesser ses demandes, quoique souvent il ne pût se dé-