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Libre enfin et prête à partir

(Suite)



Libre… Ah ! Comme je comprends ce mot… libre.

Je prends la main du directeur en­tre mes deux mains, je la serre, je le remercie, je lui dis qu’il est bon, beau, gentil. Je saute, je tape sur l’épaule de tous les soldats qui assistent, im­passibles. Je leur crie : hor, hor… li­bre… libre… Je peux partir ?

Le directeur de la police incline la tête en un signe affirmatif. Je m’élan­ce vers le petit escalier échelle ; je me retourne en riant aux éclats, je tape des mains, j’adresse des bonjours à tous lorsque Jaber Effendi, plus sé­rieux et impassible que jamais, m’ap­pelle. D’un ton rogue, dur, il m’in­terpelle :

— Zeinab, es-tu folle ?

Oui, oui, folle de joie et, dans une course éperdue, sans repasser par mon cachot que je ne veux plus voir, je cours, je cours tout d’un souffle à travers les escalirs, les policiers et la rue… jusqu’à la Légation de France.

DÉPART

Courant toujours sans m’occuper de la traditionnelle escorte, j’arrive au Consulat à l’heure du déjeuner.

Le Consul m’accueille à bras ouverts, un peu surpris de me voir libre, mais plus étonné encore de me savoir libérée sans jugement définitif, et si ignorante de toutes les dernières déci­sions.

— Que vous ont-ils dit ?

Je réponds dans un flot de paroles, encore toute essoufflée :

Le Cadi des Cadis m’a proclamée innocente et m’a fait savoir par le directeur de la police que je pouvais quitter mon cachot. Mais je n’ai aucun papier, aucun acte validant cette décision.

— Êtes-vous condamnée à payer une rançon ? à rendre à la famille le prix que Soleiman vous a achetée ? Êtes-vous prisonnière dans Djeddah ou définitivement libre ?

— J’ignore.

Enfin je suis livre, il ne me reste plus qu’à attendre la communication officielle de mon jugement.

Je passe la journée à savourer les joies de la civilisation européenne que procure le confort du consulat.

Pour éviter tout incident, le consul me conseille de ne pas sortir dans les souks. Mais le soir et à l’entrée de la nuit, nous allons nous promener en voiture découverte le long de la mer.

La chaleur est telle, et puis je suis si heureuse d’être sortie de ma cellule, que je me sens toutes les libertés permises, je sors dévoilée, persuadée qu’aucun arabe ne me reconnaîtra dans cette voiture, dont la capote est baissée. En passant devant la prison, je fais de grands gestes d’amitié à mes gardiens, tandis que mes amis de la Légation essayent d’empêcher ce geste qu’ils trouvent contraire aux usages et dangereux pour moi après l’aventure que je viens de vivre.

Le lendemain, le Consul donne l’ordre de téléphoner à l’Émir pour tâcher de savoir quel était mon jugement. Nous nous demandions, en effet, si il n’y avait pas une rançon à payer à la famille de mon mari, ou tout au moins à ses héritiers la dot de Soleiman, c’est-à-dire 100 livres pour lesquelles il m’avait soi-disant achetée.

Je passe l’après-midi à lire les extraits de presse parlant de mon histoire. Les journaux syriens et égyptiens abondent en hypothèses fantasistes et invraisemblables, et calomnieuses. Toute la presse, française, anglaise, italienne, américaine, esthonienne même, etc. a annoncé ma mort, pendue ou lapidée. Un article de l’Orient, journal de Beyrouth, retient pourtant mon attention, car il semble donner la meilleure thèse à cette aventure inexplicable, résumée en ces quelques lignes :

« Il semble que les faits pourraient être vraisemblablement établis comme suit :

« Le méhariste aurait été tué par la police whahabite pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’audacieuse espionne étrangère, et de s’en débarrasser ensuite légalement. »

Mais le lendemain, le soir venu, lorsque je propose la promenade qui m’avait fait tant de bien la veille, un membre du Consulat raconte qu’il avait entendu dire en ville que le président de la Commission de la Vertu a donné l’ordre à deux zélateurs de se tenir en faction devant la porte du Consulat pour cingler la figure de Zeinab de sa lassa (cravache) si elle tentait de sortir dévoilée.

Pour veiller à l’observation de toutes les règles religieuses, les chefs du whahabisme ont eu, dès le début, recours à des sortes d’espions dans le genre des Sycophantes de l’histoire grecque et le célèbre voyageur anglais Palgrave raconte dans son Voyage au centre de l’Arabie (vers 1860) qu’il a eu affaire à ce genre d’espion qu’il appelle « zélateur ».

Aujourd’hui, ces « zélateurs » sont représentés par la Commission de la Vertu, composée de fonctionnaires chargés de relever toutes infractions à la loi religieuse et déférant directement au Cadi tout délinquant.

Deux Européennes étant sorties bras nus dans les souks de Djeddah furent arrêtées et menées à la police, mais leurs maris étant diplomates, elles furent relâchées.

Le Consul décide donc d’être prudent et de renoncer à trop de promenade.

Le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, j’apprends que mon jugement est publié dans le journal de la Mecque. Voici la traduction en français qu’on me remit alors.

Le jugement rendu dans l’affaire
Soleiman Dikmari

Oum Elqora du 7 Rabia 1, 1352, correspondant au 30 juin 1933.

« Le Cadi du Tribunal de première instance à Djeddah vient de rendre sont jugement dans l’affaire des héritiers de Soleiman Dikmari contre Zeinab bent Maksime. Ce jugement a été soumis aux fins d’appel au Cadi des Cadis qui l’a confirmé.

« Le procès de l’inculpée s’est déroulé à Djeddah, à la date de 23 Safar. L’instruction, la comparution des témoins et les formalités judiciaires ont nécessité plusieurs audiences. Le jugement du Cadi a été enregistré sur un long document qui aurait rempli plusieurs feuilles de ce journal. Nous nous contentons d’en reproduire l’extrait du paragraphe comportant la décision.

Le Cadi ayant examiné l’inculpation capitale ainsi que les questions secondaires qui sont venues se greffer autour d’elle, a rendu séparément dans chacun de ces cas, les jugements suivants :

1. En vertu des actes écrits émanant des services compétents du lieu du mariage, la validité de ce mariage, entre l’inculpée et sa victime, a été établie.

2. La partie civile n’ayant pu établir la culpabilité de l’intéressée et n’ayant pu donner, pour toutes preuves à ce sujet, que certaines déclarations prêtées à la victime qui les aurait faites à l’état d’agonie et suivant lesquelles il accuse sa femme.

Étant donné l’absence des preuves d’une part et, d’autre part, le Cadi ayant pris en considération le désaccord existant alors entre les deux époux.

Craignant, en conséquence, que la victime n’ait voulu se venger de sa femme. Et pour d’autres raisons légales exposées dans cet acte, le Cadi a rendu un jugement acquittant l’intéressée de l’inculpation d’avoir empoisonné son mari et arrêtant toute poursuite contre elle de la part des héritiers.

En ce qui concerne la succession, le Cadi a rendu un jugement déshéritant l’accusée.

4. Il a condamné l’inculpée à une peine diffamante, ayant été établi qu’elle s’est trouvée avec un étranger.

Étant donné que la période de détention de l’inculpée correspond à celle prévue par le jugement, celle-ci a été mise en liberté. »

Officiellement acquittés, je suis donc bien libre. Il ne me reste plus qu’à songer au départ. Je n’ai plus qu’une idée, rentrer en Syrie le plus rapidement possible.

Le Consul charge donc un de ses secrétaires d’accomplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport nedjien de Sa Majesté Ibn Seoud.

Tout semblait s’arranger pour le mieux, je ne pensais plus qu’à mon retour à Palmyre, à revoir mon ex-mari, mes enfants, mes amis, lorsque, sous l’empire d’un revirement inexplicable, tout le Consulat réuni à dîner se mit à me conseiller de partir pour la France en évitant de passer par la Syrie, de peur des troubles que mon retour pourrait provoquer parmi les Arabes après cet essai tragique de mariage musulman.

Je n’attache aucune importance à tous ces conseils. Je répète que je n’ai rien à faire en France, tandis que tout m’attendait en Syrie, et la soirée se passe agréablement à jouer au bridge et au poker avec notre voisin, le délégué de la légation d’Irak.

Je me retire dans ma chambre à minuit et m’endors tranquillement. Vers deux heures du matin, je suis réveillée par quelqu’un qui frappe à ma porte. Enfermée je demande :

— Qui est là ?

— C’est moi, répond le Consul, voulez-vous me suivre dans la pièce à côté, j’ai un mot à vous dire.

Je saute de mon lit à la hâte, surprise. Que peut-il me vouloir à cette heure-ci ?

Et ce mot est horrible. Avec tout le ménagement possible, car il a compris la peine que j’aurais, il m’apprend qu’un télégramme de Beyrouth, en réponse à celui annonçant ma libération, lui ordonne de viser mon passeport pour la France, sans autorisation de débarquer en Syrie. De plus, le Haut Commissaire déclare que j’ai perdu ma nationalité française.

Il m’explique qu’il est venu me réveiller une fois les invités partis, car il n’avait pas eu le courage de m’annoncer cette nouvelle en public, voyant la joie que je me faisais de ce retour auprès des miens, et le temps presse pour prendre des décisions. Dans deux jours le bateau sera là.

Je suis consternée. Pourquoi le gouvernement prend-il de telles mesures contre moi ? C’est incompréhensible.

Le Consul me promet qu’il va insister auprès du Haut Commissaire en lui expliquant par télégramme qu’après la catastrophe morale que je viens de traverser, on ne peut pas m’infliger la catastrophe financière, toutes mes ressources, mon domicile étant à Palmyre où mille affaires m’attendaient.

Je me retrouve seule dans ma chambre, les larmes aux yeux, et moi, qui naïvement, m’imaginais un retour presque triomphal, choyée, consolée, légion d’honneur, etc… Il fait que je me rende à l’évidence. Mes ennemis de Syrie, tous les petits Stavisky, contre lesquels j’ai lutté, ont profité de mon absence et l’ont emporté sur le Haut Commissaire jusque là si juste et si bon.

(À suivre).
Marga d’Andurain.