La Liberté ! Adieu à Djeddah
« Nous avons relaté hier, d’après un télégramme privé de la Mecque, qu’on aurait eu beaucoup de peine à déchiffrer, ayant été rédigé, comme bien l’on pense, en langage conventionnel, que la comtesse d’Andurain, convaincue d’avoir empoisonné son mari d’occasion, un Bédouin, aurai été jugée sommairement et exécutée aussitôt.
Aucune confirmation officielle de la terrible nouvelle n’est encore parvenue.
L’information reproduite hier par l’Orient a provoqué dans tous les milieux une profonde et douloureuse impression, et nous voulons encore souhaiter que le télégramme de la Mecque soit erroné.
Nous avons pu recueillir hier certains nouveaux renseignements qui laissent supposer que l’auteur de la dépêche de la Mecque n’a relaté qu’une « rumeur » qui a circulé dans la capitale de l’Islam.
Ces nouveaux renseignements nous permettent d’affirmer que la tragédie — si tragédie il y a eu — a dû se dérouler à Djeddah et non à la Mecque.
Comme on le sait, la loi wahabite interdit à tout chrétien qui embrasse l’islamisme, le voyage de la Mecque avant un délai d’un an après sa conversion.
La comtesse d’Andurain ignorait-elle ce détail, voulait-elle hâter sa visite à la Kaaba pour des raisons que nous ignorons ?
Toujours est-il que la voyageuse a dû s’arrêter à Djeddah et que c’est là que son mari fictif, le Bédouin, a été trouvé mort.
Nous pouvons ajouter que le cadavre de l’individu a été envoyé en Égypte aux fins d’autopsie, et que la réponse des experts du laboratoire égyptien n’a pas eu le temps matériel d’arriver à Djeddah, à moins qu’elle n’ait été câblée, ce qui semble douteux… et vraisemblable à la fois.
Douteux, parce qu’un rapport médical de si haute gravité nécessite des développements.
Vraisemblable si l’autorité wahabite, dont on connaît les tendances, a voulu, en raison de la personnalité de la victime, mettre le monde devant un fait accompli et empêcher toute intervention diplomatique.
Les gens d’Ibn el Seoud peuvent à bon droit être suspectés.
Il y a contre eux des faits troublants :
1° D’abord l’avertissement du Consul du Nedj-Hedjaz à Damas, prévenant à tort ou à raison de « l’arrivée d’une indicatrice » portant sur elle du poison et accompagnée d’un mari fictif.
2° Le départ subit du consul de Damas et son embarquement pour l’Égypte, à la veille de l’exécution de la « Française ».
3° Les autorités wahabites de Djeddah, au lieu de refouler la comtesse, l’ont retenue dans cette ville, où ils lui ont imposé le séjour sous prétexte d’application du délai d’un an prévu par la loi.
Quoi qu’il en soit, en présence de tant de renseignements contradictoires, toutes ces hypothèses ne peuvent être acceptées que sous les plus expresses réserves. Le seul fait certain est que la comtesse d’Andurain, accusée d’avoir empoisonné son mari fictif, a été incarcérée le 21 avril à Djeddah, et n’a pas été relachée.
Rappelons, pour ceux qui l’ignoreraient, que le comte et la comtesse d’Andurain sont établis depuis six ans à Palmyre où ils ont acquis la propriété de l’hôtel Zénobie, devenu depuis le luxueux palace du Désert, de mondiale réputation.
La comtesse d’Andurain est pour les Bédouins la châtelaine de Palmyre, une sorte de nouvelle Zénobie.
Mme d’Andurain est connue dans tout le désert Syrien qu’elle parcourt continuellement, achetant des chevaux, prêtant de l’argent.
Pour faciliter ses déplacements, elle obtint dernièrement le brevet de pilotage aérien, mais le gouvernement ne lui accorda pas l’autorisation d’avoir un avion particulier.
Une dépêche parvenue de la Mecque ce matin mercredi annonce laconiquement que la comtesse d’Andurain ayant été jugée sommairement dans la matinée d’hier mardi et condamnée à mort, a été pendue aussitôt.
Une enquête nous permet de donner des détails sur cette affaire.
La comtesse d’Andurain, une Française, était venue à Damas il y a deux mois et s’était présentée, en compagnie d’un méhariste musulman, au cheik Abdel Raouf, consul du Nedj-Hedjaz, dans la capitale syrienne.
La comtesse demanda au consul à contracter mariage avec le méhariste et de faire enregistrer ce mariage à la chancellerie en vue d’obtenir un passeport régulier.
Le consul demanda à la comtesse de revenir le lendemain. Entre temps, le cheik Abdel-Raouf se livrant à une enquête. On lui présenta la femme comme un agent de l’espionnage franco-britannique…
Le lendemain, le consul déclara à la comtesse qu’il regrettait infiniment de ne pouvoir donner suite favorable à sa sollicitation.
Mme d’Andurain ne se tint pas pour battue. Elle s’en fut en Palestine et trouva, à Jaffa, un Consul plus accommodant qui satisfit à tous ses désirs.
Ayant congédié la comtesse, le cheik Abdel Raouf, comme bien l’on pense, adressa aussitôt un long rapport au Sultan du Nedj-Hedjaz, Ibn el Séoud, lui signalant l’étrange demande dont il avait été l’objet de la part de la Comtesse.
Ibn el Séoud était donc déjà alerté.
Il y a dix jours, les nouvelles de la Mecque annonçaient que le mari d’occasion de la comtesse avait été trouvé empoisonné, que la comtesse avait été arrêtée parce qn’on avait découvert sur elle, enfermé dans un sachet, un violent poison…
Le télégramme annonçant le jugement sommaire et l’exécution de la comtesse d’Andurain se présente donc comme le douloureux épilogue d’un aventureux voyage.
La comtesse a-t-elle réellement, comme l’indiquent certaines relations, tué son compagnon ? La chose semble douteuse.
Des circonstances que nous venons de rapporter sur cette odyssée, il semble que les faits pourraient être vraisemblablement rétablis comme suit : le méhariste aurait été tué par la police wahabite pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’audacieuse « espionne étrangère » et de s’en débarrasser ensuite « légalement ».
Voilà le genre d’articles, avec bien d’autres, fort calomnieux, que la presse a répandus sur moi. Personnellement, je considère n’avoir rien à me reprocher et avoir simplement voulu réaliser une exploration dont tout autre pays aurait été fier, c’est-à-dire effectuer la traversée d’un pays qu’aucun Européen n’a encore foulé ; sans les odieuses machinations dont j’ai été victime, l’aventure aurait parfaitement bien réussi ; j’aurais divorcé de Soleiman à mon retour et personne n’aurait même soupçonné ce mariage de circonstance. Mais ces esprits bourgeois et mesquins qui me haïssaient n’ont pu croire que l’amour de la fantaisie et de l’imprévu puisse me faire risquer ma vie, contracter un mariage fictif, etc., routine francaise incorrigible.
Dès mon séjour au consulat, j’essayais de me faire une opinion précise sur la manière exacte dont les choses avaient dû se passer et sur les influences inconnues qui avaient pu jouer dans cette aventure qui avait failli me coûter la vie.
Je dégageais du fatras des nouvelles sensationnelles, calomnieuses et fausses qu’avait publiées la presse, la thèse qui, à mon avis, est certainement la seule pouvant expliquer d’une manière vraisemblable le mystère de la mort de Soleiman et, par ces faits mêmes, l’échec de mon entreprise.
Voici, en quelques mots, l’hypothèse à laquelle je me suis définitivement ralliée : le roi du Nedj, Ibn Séoud, ayant reçu des renseignements inquiétants sur ma soi-disant activité d’espionne franco-anglaise, devait tout mettre en jeu pour m’arrêter dès mon débarquement à Djeddah. Or, comme, légalement, il n’avait aucun droit lui permettant de prendre de telles mesures, étant parfaitement en règle, en tant que musulmane et nedjienne, et que, d’autre part, il craignait probablement, en me laissant disparaître dans le Désert, de s’attirer des complications diplomatiques des pays dont j’étais l’agent, il était beaucoup plus simple de supprimer Soleiman et de m’accuser de sa mort par le faux témoignage de ceux qui auraient soi-disant assisté le moribond, ce qui, d’après la loi coranique, entraînait ma condamnation sans jugement.
Je me dois d’ajouter, par ailleurs, que le délégué français, M. Maigret, n’a jamais cru à cette version, quoique j’aie essayé de lui démontrer les coïncidences troublantes qu’il y avait contre les arguments de l’hypothèse et les faits tels qu’ils se sont passés.
À mon arrivée à Paris, j’ai été également m’entretenir à ce sujet avec Si Kaddour ben Gabrit, ami personnel du roi Ibn Seoud, qui s’est refusé à admettre une telle machination de la part du roi.
Alors, mystère…
Étant donné tous ces faits, il resterait à expliquer l’attitude du gouvernement français qui, quoique mon innocence totale ait été pleinement reconnue, puisque j’ai été acquittée faute d’une preuve et que la seule accusation retenue contre moi était basée sur les paroles du mourant (et encore, ont-elles été prononcées ?) se refuse à me laisser revenir en Syrie et, après m’avoir forcée à rentrer en France, me condamne à vivre à Paris alors que tous mes intérêts sont en Syrie. Le gouvernement me refuse également ma nationalité de Française, ce que tous les avocats sont unanimes à reconnaître illégal. En effet, d’après la loi, il y a deux façons de perdre sa nationalité. La première en y renonçant par une pièce officielle au moment du mariage avec un étranger, papier qui n’existe évidemment pas, puisque je n’ai rien signé de ce genre ; l’autre, par une élection de domicile à l’étranger avec son mari, or, n’ayant habité depuis mon mariage avec Soleiman que le harem où j’étais sequestrée, et la prison… où j’étais condamnée à mort, les Affaires Etrangères ont l’impudence de considérer ce charmant séjour comme une élection de domicile. Il est même étonnant qu’elles n’ajoutent pas que je l’ai choisi de plein gré.
Actuellement, je me trouve donc être prisonnière à Paris, sans nationalité, puisque le roi n’a pas voulu me donner de papiers nedjiens, et que le gouvernement français me refuse toutes pièces officielles telles que : passeport, certificat de domicile, etc… Mon notaire, Ch. de R…, rue de Castiglione, s’est même refusé de légaliser la signature de mon nom de jeune fille dont une femme a toujours le droit de se servir.
J’attends depuis un an du ministère des Finances de Damas, le paiement d’une rente que le gouvernement fait aux Bédouins et qui, par suite d’un jugement, est réversible sur ma tête, pour me rembourser les sommes que j’avais prêtées au cheik Naouaf, de la tribu des Hadidin. Le ministre des Finances demandait un certificat prouvant que j’étais bien en vie puisque tous les journaux avaient annoncé ma mort.
Les Affaires étrangères et l’Office de Syrie, consultés, m’ont refusé un certificat de domicile, sous prétexte que cela n’était pas de leur ressort.
Suis-je condamnée à vivre toute ma vie comme une hors-la loi ? Et pourquoi ?
Personne ne peut me faire officiellement un reproche, car je n’ai rien fait de honteux et d’illégal.