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présentée là, prête à fondre ses couleurs dans un acte de foi commun.

À quelque cent mètres de la côte, une grande carcasse de bateau brûlé rappelle la catastrophe de l’Asia. Ahmed Musleh, en grimaçant, essaie de nous impressionner en nous racontant que les officiers français qui le commandaient avaient été exécutés sur l’ordre d’Ibn Séoud, comme responsables de la mort de centaines de pèlerins.

Ce renseignement s’est toutefois trouvé démenti par la suite. Tous les musulmans du bord sont unanimes à louer la puissance et la justice d’un roi si sévère, et l’on entend Soleiman profitant d’un silence pour dire :

— Ces chiens de Français qui font brûler des pèlerins méritent bien les pires châtiments.

Je pense qu’il essaie de racheter la mauvaise impression qu’a pu produire son mariage sur ses compagnons fanatiques[1].

Une vedette à moteur vient se ranger contre le Dandelo, amenant le capitaine du bord et un médecin, le docteur Yaya, pour effectuer les formalités d’usage. Ils sont tous les deux en robe de tussor et kéfié de voile, d’une blancheur éblouissante. Des escarpins vernis, une chaîne d’or viennent compléter cet ensemble cossu. Ils donnent une étonnante impression d’aisance et de raffinement.

Les formalités terminées, le commandant appelle les pèlerins sur la passerelle, les hommes passent d’abord, puis moi, seule femme, à une certaine distance derrière eux. Les deux chefs donnent l’ordre d’embarquer dans la vedette et je m’accroupis à l’avant du bateau, un peu à l’écart, heureuse de commencer enfin mon voyage. Le docteur Yaya se met à interroger.

— Comment t’appelles-tu ? D’où viens-tu ? Es-tu marié ? Est-ce ton premier pèlerinage ?

— Non, répond Mohamed, je rentre à la Mecque, ma ville natale, pour finir le reste de mes jours en prières.

L’Hindou, toujours en extase, répond à peine, quoique très poliment, aux questions qu’on lui pose. Les autres sont plus loquaces, mais, bien entendu, celui qui fait le plus d’esbrouffe est Soleiman. J’entends mal ses réponses, assourdies par le bruit du moteur ; j’en perçois toutefois une qui me bouleverse :

— Je viens de me marier avec une Française que je ramène de Syrie.

Le docteur lui demande s’il pense que je pourrai m’habituer à la vie d’Oneiza :

« Bien sûr, il le faudra, elle doit me suivre partout.

Je fais mine de n’avoir pas entendu, n’ayant qu’un désir, celui de passer inaperçue.

Le docteur Yaya se tourne vers moi et, dans un français impeccable :

— Vous êtes Française ?

— Oui.

— Pensez-vous rester longtemps dans ce pays ?

— Oui s’il me plaît, mais je viens surtout pour le visiter et faire la connaissance de mes beaux-parents. Je resterai de trois à six mois au plus.

— Mais comment supporterez-vous cette vie ?

— Je pense qu’elle n’est guère différente de celle que j’ai menée en Syrie, sous la tente, avec les Bédouins. J’adore la vie primitive et patriarcale.

— Comptez-vous accomplir le pèlerinage ?

— Oui, c’est un grand bonheur pour moi, à peine musulmane, d’approcher du sanctuaire d’Allah et d’y recevoir ses grâces. Je serai fière de porter bientôt mon titre de Heddje Zeïnab.

Yaya se renferma dans cette impassibilité coutumière des Arabes, si déconcertante pour les Européens.

Nous débarquons, enfin, après avoir franchi ces deux mille en raclant continuellement les bancs de coraux qui interdisent aux navires l’accès de la côte. L’hélice s’arrête, on accroche un récif et on repart, on a plus l’impression d’une attraction de Luna-Park que d’un voyage réel en bateau.

Nous débarquons dans le bâtiment de la douane, le docteur Yaya me demande avec courtoisie de le suivre, tandis que les hommes m’attendent pour prendre le chemin d’El Arafat. Nous montons une série de petits escaliers de bois peint en vert qui nous amènent dans une grande salle meublée d’un bureau sur lequel est posé un téléphone. On pourrait s’étonner de trouver une telle marque de civilisation dans un pays aussi primitif. Le principe du roi est de prendre au progrès les inventions de première utilité. Il est ennemi de la civilisation en elle-même, la considérant comme un encouragement au vice et au sybaritisme. Il a donc, en fonction de ce principe, supprimé toute source de plaisirs artificiels, comme l’alcool par exemple. On pourrait s’étonner qu’une telle prohibition soit rigoureusement respectée, sans aucune tentative de fraude. Il s’est pourtant trouvé quelques cas d’indigènes surpris buvant de l’arak, mais une punition de six mois de prison corsés de cent coups de bâton le premier de chaque mois a découragé les plus entreprenants. Nous concevons difficilement que ces habitants n’aient même jamais vu d’autre boisson alcoolisée et ignorent même la couleur du vin, dont ils parlent comme nous des drogues. Il est curieux de constater que des mesures aussi sévères soient acceptées par l’ensemble d’un peuple chez lequel le maintien d’une morale individuelle exemplaire ne peut être dû qu’à un système d’oppression.

Peut-être y a-t-il un certain atavisme dans l’idée même du bien, développée par ces lois, semblables à l’influence de générations, d’éducation très stricte sur un être affranchi par instinct ou par raisonnement de toutes conventions et de tous préjugés.

Je m’attends à passer une visite médicale et ne m’inquiète pas sur mon sort. J’essaye de limiter ma conversation avec le docteur Yaya de manière à éviter tout faux pas. Il reste assis, impassible, derrière son bureau, non sans m’avoir offert le traditionnel café et thé.

Les Arabes n’étant jamais pressés, j’attends patiemment son bon vouloir. Au bout d’un moment, comme rien ne se passe, je lui offre de me déshabiller… mouvement de surprise vite réprimé, mais je lui demande prestement, pour éviter l’équivoque, de bien vouloir examiner mes vaccins car mes compagnons m’attendent pour commencer immédiatement le pèlerinage.

Il m’offre, avec un sourire, une autre tasse de thé, que je refuse, et m’annonce d’une voix calme et irritante qu’il craint de ne pouvoir me laisser partir. Je lui demande la raison de ce refus et il me répond :

— Parce que tu es Française.

— Mais non, je suis Nedjienne et musulmane et par mon mariage j’ai le droit de suivre mon mari partout.

— Tu as raison, mais la loi oblige tout nouveau converti à pratiquer pendant deux ans l’islam avant d’entrer à la Mecque.

— Oui, mais je suis Nedjienne et je peux aller à la Mecque sans même être convertie.

Tout en parlant, il téléphone au sous-gouverneur qui, en bon sujet d’Ibn Séoud, ne peut prendre aucune responsabilité, le roi et les ministres et l’émir de Djeddah ayant déjà quitté la Mecque pour la montagne d’El Arafat où il est impossible de les joindre pendant trois jours.

La conversation finie il m’annonce avec calme que le sous-gouverneur s’oppose formellement à mon départ, et qu’il est le seul personnage qui aurait pu l’autoriser.

— Tes camarades sont d’ailleurs partis pour la Mecque, ton mari voulait rester pour ne pas t’abandonner, mais on l’a contraint de partir.

— Le sous-gouverneur doute évidemment de ma foi et son interdiction est légitime puisqu’un seul infidèle faufilé dans ces milliers de « hedjjé »[2] annule les grâces du pèlerinage pour la totalité des pèlerins.

Je ne vois d’autre ressource que de demander le consulat de France ; m’étant pourtant bien juré de me passer de son concours et sachant très bien que le devoir de tout bon fonctionnaire est d’arrêter les fantaisies de ses compatriotes pour éviter toutes les complications qui pourraient en résulter.

Je demande donc à Yaya de bien vouloir me faire conduire au consulat.

— Jamais, me répond-il, tu es musulmane, tu ne dois plus avoir de rapport avec ces gens-là.

La gaffe ! Zut ! Je demande alors d’aller à l’hôtel, ne sachant plus qu’inventer pour recouvrer ma liberté, mais le docteur ne l’entend pas de cette façon.

— Une femme musulmane ne peut aller seule dans un hôtel.

Je m’enferre de plus en plus et je sens que je choque horriblement ce pauvre homme, mais tant pis.

Je lui demande où je peux aller puisque tout m’est interdit ; il me prie d’attendre un instant et recommence à téléphoner. Je ne comprends pas très bien la conversation et surtout à qui elle s’adresse. J’arrive toutefois à saisir qu’il cherche un harem pour me loger. Il m’annonce en effet que la famille du sous-gouverneur est là et qu’on va m’amener chez lui.

On me donne une escorte et nous partons à travers un dédale de petites rues en terre battue, très sombres, très étroites, désertes. Il y a en effet très peu de circulation à cette époque, toute la population étant au pèlerinage. Toutes les boutiques sont fermées, le commerce et la pêche elle-même sont arrêtés pendant ces dix jours.

Nous arrivons devant une porte monumentale, encadrée de deux lanternes semblables à nos réverbères, mais pendues au mur. La porte est grande ouverte comme dans toutes les maisons arabes de Djeddah. Une nuée d’esclaves et de domestiques sont accroupis à attendre le visiteur. Ils sont tous vêtus de couleurs vives, la coupe des robes est des plus variées, les unes sont courtes aux genoux, les autres traînent jusqu’à terre avec de larges manches évasées ; pour travailler ils en nouent les deux extrémités, qu’ils passent par-dessus leur tête sur leur cou, dégageant ainsi leur avant-bras. Leur tête est rasée et couverte soit par un kéfié, soit par un petit bonnet de toile blanche minuscule semblable à un petit pain de sucre posé sur l’occiput, où il tient par miracle.

Dans la maison, le sous-gouverneur m’attend debout sur une marche, habillé de blanc, avec un kéfié de voile uni, tel qu’on le porte au Medjaz, tandis qu’à Bagdad, par exemple, ils sont en tissu blanc avec des carreaux rouge ou noirs en relief, dans chaque région la couleur et le tissu diffèrent. Il a de grosses boucles noires qui encadrent sa figure au teint net très brun, un air doux et sournois, une de ces douceurs enveloppantes pleine de fausseté qui n’annonce rien de bon.

Sans une parole, d’un simple geste, il m’indique l’escalier en me faisant signe de monter. J’obéis, à quoi bon protester ? Les marches sont très hautes et très raides et aboutissent dans une petite pièce fermée par un moucharabieh. Je m’affale à côté d’une grosse femme et voici qu’on m’enferme dans un harem.


(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.
  1. Ibn Séoud a occupé Djeddhah dans le courant de 1926, terminant ainsi la conquête du Hedjaz qui, jusque-là, avait été gouverné par le roi Ali, frère du célèbre Fayçal, roi d’Iracq, dont on connaît les démêlés avec la France lorsqu’il était à Damas.

    Ibn Séoud est roi du Nedj et du Hedjaz, c’est-à-dire des neuf dixièmes de l’Arabie.

  2. Pèlerin.

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