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tu contente ? Si tu es contente je suis contente.)

Je commence par ne pas répondre, puis, exaspérée, je lui dis :

— Mais non je ne suis pas contente, j’ai mal à la tête, on m’a séparée de mon mari et je ne peux pas aller au pèlerinage.

— Malesh[1], me répond-elle, je suis encore plus fâchée que toi, voilà dix ans que je n’ai pas manqué une seule visite aux lieux saints, mais cette année, mon devoir était de rester, mon gendre ayant gardé sa femme.

Elle m’explique, avec des mines importantes, qu’elle est la belle-mère du sous-gouverneur Ali Allmari, mais comme il a déjà « perdu » quatre de ses femmes elle n’ose jamais quitter sa fille.

Elle tient surtout à me faire sentir son mépris d’abord pour Djeddah, cette ville misérable sans confort, sans cinémas, sans photographes, alors qu’à Bassorah, son pays d’origine, elle a connu tous ces raffinements. En effet, suivant les préceptes du roi, aucune distraction n’est autorisée au royaume Nedj. Par respect de la religion de Mahomet, dont une phrase du Coran condamne toute représentation matérielle de la nature, la photographie est interdite[2].

Ma grosse amie m’apprend qu’elle s’appelle Kadija, mais on la surnomme Set Kébir[3], elle descend du chérif et en est si fière qu’elle insiste sur cette origine par trois fois.

Je lui réponds d’un petit air amusé que je comprends qu’elle est de grande noblesse. Satisfaite, elle explique sa parenté avec Ali Hussein l’ex-roi du Hedjaz.

Après les esclaves, ce sont les femmes du harem qui viennent me contempler. La fille de Set Kébir, en tête et en robe de mousseline blanche à rayures satinées. Les mains, très soignées, sont passées au henné, les cheveux très pommadés tombent en longues tresses des deux côtés de la tête. Elle me donne la main, la porte à son front et la baise, suivant la formule de politesse hedjazienne. C’est Fakria, la femme du sous-gouverneur, une belle fille de seize ans, mariée depuis huit ans. Derrière elle, sa petite fille de six ans la suit, tenant par la main les deux petites filles d’une épouse morte. Elles ont toutes un air chétif, et la peau diaphane des gens qui ne voient jamais le soleil.

Moussny termine le cortège d’une démarche gracieuse ; c’est une charmante négresse mince, particulièrement bien faite au milieu de ces monstres de graisse. Elle porte le costume d’intérieur, un petit gilet très serré sur les reins, en mousseline de coton, laissant voir des seins ravissants, des pantalons bouffants dont toute l’ampleur est ramenée sur le derrière. Elle a l’air vif et intelligent et surtout très fière de sa supériorité sur les autres esclaves. Comme elle est le résultat d’une faiblesse du sous-gouverneur pour une négresse, de ce fait même elle a droit aux mêmes égards que les autres filles du harem.

Toutes ces femmes me fixent avec un sans-gêne incroyable, me discutant entre elles :

— Comme elle a de petits yeux !

— Ses mains sont minuscules !

— Comme elle a une peau blanche !

— A-t-elle le cœur musulman ?

Des voisines qui se sont jointes au groupe les incitent à douter de mon cœur. Elles mettent une insistance lascive à palper mon corps, je les repousse avec tant de dégoût que, plus tard, je casse le poignet de l’une d’entre elles, la voisine Selma.

La journée s’achève lentement, je suis exténuée et je demande à me coucher, Set Kébir m’indique le sol, du geste d’une hôtesse qui vous montre votre chambre à coucher, mais quel misérable confort, un mince tapis usé et poussiéreux. Elle me donne quelques couvertures et je m’allonge tandis que les autres femmes en font autant, où se mettent en groupe dans un coin, pour bavarder toute la nuit à la lueur d’une petite lanterne à pétrole qui brûle comme une veilleuse d’hôpital.

À 2 heures du matin, ainsi que le fait tout l’Islam, Set Kébir fait sa première prière et ses ablutions. Je ne bouge pas.

Je me réveille à l’aube, toute meurtrie, la tête lourde et me sentant plus fatiguée que la veille. À 9 heures les esclaves apportent « l’el fatour », le petit déjeuner composé de pain fait à la maison, c’est-à-dire une espèce de galette ronde légèrement levée, faite avec de l’eau de mer et de la farine d’orge, du fromage blanc de chèvre, aigre et sale ; les lettres du journal qui l’a emballé se sont imprimées dessus. Puis des oignons et des poireaux crus avec leur racine et leurs tiges vertes, que l’on mange en commençant par le haut, des haricots blancs couverts de cet horrible semen (graisse de mouton rance) terminent ce repas varié.

Je goûte chaque plat, mais il m’est impossible d’avaler toutes ces horreurs. Je demande ensuite à me laver, Fakria déclare gentiment que le hammam commun n’est pas assez convenable pour moi et me fait monter dans le sien où est préparé un seau d’eau de mer et un d’eau douce, avec le petit bol nécessaire pour s’arroser le corps. L’eau qui a touché les parties inférieures ne doit jamais venir en contact avec les parties supérieures du corps. Je dois, suivant la loi musulmane, me verser de l’eau sur les épaules, puis sur le ventre, puis sur les cuisses, puis sur les pieds. On imagine aisément combien il est difficile de se laver dans ces conditions.

En revenant des ablutions Sed Kébir me dit :

— Il paraît que tu as de nouveau péché.

Je lui demande pourquoi, et elle me répond :

— Une esclave t’a observée par la lucarne de la porte et tu ne t’es pas lavée suivant les gestes rituels et surtout tu n’es pas épilée. Comment est-ce que ton mari peut tolérer cela, tu n’es pas une vraie musulmane.

Ce sont des apostrophes d’indignation et je comprends que je les ai scandalisées au maximum.

Elles décident de réparer ce blasphème.


(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.
  1. Malesh ici signifierait plutôt « qu’y faire ? » littéralement (ce n’est pas la même chose) c’est-à-dire « là n’est pas la question » mais sans aucune intention de rabrouement.

    Malesh est employé dans toutes les conversations arabes avec le sens : c’est égal, ça ne fait rien, tant pis…

    C’est le mot le plus employé.

  2. Tous les hommes du Nedj sont wahabites, le wahabisme, qui date de la dernière partie du dix-huitième siècle, est une doctrine ayant pour but de rendre à l’Islam sa pureté primitive en écartant notamment le culte des marabouts qui se pratique dans l’Afrique du Nord. Les wahabites ont également supprimé tout ce qui pouvait ressembler à un culte touchant Ève, dont le prétendu tombeau était à Djeddah et la tombe du prophète à Médine. Ce prétendu tombeau d’Ève a été détruit sur l’ordre du roi. Quant au tombeau du prophète, le visiteur doit s’abstenir de toute manifestation qui pourrait ressembler au culte réservé uniquement à Allah. Si Ibn Séoud tient à faire observer strictement la doctrine puritaine wahabite, il le fait avec le maximum de libéralisme compatible avec l’état d’esprit de ses tribus. Certains lui reprochent même ce libéralisme et un de ses anciens grands vassaux, Fayssal Ed Douiche, chef de la tribu des Montayr, s’était soulevé il y a trois ans contre Ibn Séoud pour cette raison. Il avait même lancé une proclamation dans laquelle il déclarait que s’il était victorieux d’Ibn Séoud il livrerait la Mecque au pillage et au massacre pendant trois jours et que le quatrième jour les survivants, hommes et femmes, seraient réunis pour faire amende honorable de leurs péchés. Si tel était le sort réservé aux habitants de la ville la plus sainte, de la mère des villes, selon l’expression arabe, quel eût été le sort des Européens après la victoire de Fayssal Ed Douiche ? Mais le roi l’a mis à l’ombre dans un silo où il moisit depuis plus de deux ans. Soleiman appartenait à cette tribu sauvage des Montayr.
  3. Grande maîtresse.

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