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PROLOGUE

y a des planches pour les gens de pied qui, venans d’Oleron, ne veullent passer par le Gave. L’Abbé fut bien aise qu’ilz faisoient ceste despence à fin que le nombre des pèlerins & pèlerines augmentast, les fournyt d’ouvriers, mais il n’y meist pas ung denier, car son avarice ne le permectoyt.

Et, pour ce que les ouvriers dirent qu’ils ne sçauroient avoir faict le pont de dix ou douze jours, la compaignie, tant d’hommes que de femmes, commença fort à s’ennuyer, mais Parlamente, qui estoit femme de Hircan, laquelle n’estoit jamays oisifve ne mélencolicque, aiant demandé congé à son mary de parler, dist à l’ancienne dame Oisille : « Ma Dame, je m’esbahys que vous, qui avez tant d’expérience & qui maintenant à nous, femmes, tenez lieu de mère, ne regardez quelque passe-temps pour adoulcir l’ennuy que nous porterons durant notre longue demeure, car, si nous n’avons quelque occupation plaisante & vertueuse, nous sommes en dangier de demeurer malades » ; la jeune vefve Longarine adjousta à ce propos : « Mais, qui pis est, nous deviendrons fascheuses, qui est une maladie incurable, car il n’y a nul ne nulle de nous, si regarde à sa perte, qu’il n’ayt occasion d’extrême tristesse.» Ennasuite, tout en ryant, lui respondit : «  Chascune n’a pas perdu son mary comme vous, & pour perte des serviteurs ne se fault désespérer, car l’on en recouvre assez. Toutes foys je suys bien d’opinion que nous aions quelque plaisant exercice pour passer le temps, autrement nous serions mortes le lendemain ».

Tous les Gentilz-hommes s’accordèrent à leur avis & prièrent la Dame Oisille qu’elle voulsist ordonner ce qu’ilz avoient à faire, laquelle leur respondeit :