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Puis elle leva ses grands yeux vers ceux de son père et dit encore en lui pressant les mains plus fortement :

— Ne me ramène pas sur Terre, au moins !…

Agénor souleva le tapis et lui montra du doigt le ciel inférieur visible à travers le hublot de la base.

— Tiens, dit-il, voici la Terre. Nous ne pourrons y retourner, ma chère enfant, qu’après avoir atteint la Lune, où je suis obligé, à présent, de t’emmener.

Tous s’approchèrent, même Sulfate, que ce curieux incident avait calmé. Là, sous leurs pieds, dans l’espace immense et vertigineux, un disque noir voilait une large surface du ciel étoilé. C’était la Terre, qui tout là-bas, s’enfuyait. Derrière la planète, plus bas, plus profondément dans l’infini, on devinait le Soleil dont les rayons nimbaient le globe terrestre d’une auréole : l’atmosphère lointaine s’illuminait en un grand cercle de lueurs adoucies, d’un bleu très pâle ; puis, alentour, c’était le ciel d’un noir d’encre, tout piqué de points d’or…

Ils regardaient, pris de vertige…

Mais, bientôt, l’astre roi dépassa le disque sombre : un croissant d’or d’où jaillissaient de haites protubérances enflammées se montra ; et ce fut tellement aveuglant que Lancette dut faire glisser sur le hublot une vitre noire au travers de laquelle il fut possible d’observer ce Soleil si éclatant dans l’éther.

— Oh ! qu’il fait chaud ! dit tout à coup Adrien en s’épongeant le front.

— Je te crois facilement, mon cher, et je m’en aperçois d’ailleurs, répondit Agénor : le Soleil frappe notre appareil de ses rayons et nulle atmosphère n’en diminue l’ardeur ! Cela pourrait devenir intolérable ; mais nous allons améliorer la situation.

Le savant s’approcha de la paroi et dévissa quelque peu la partie supérieure d’un appareil. Immédiatement, des vapeurs blanchâtres s’en dégagèrent. Elles traînaient en longs flocons dans la partie basse de la nacelle, puis se dissipaient. C’était de l’air liquide dont les divers gaz, grâce à une trouvaille du docteur, s’évaporaient ensemble à une température extrêmement basse, et devaient rendre supportable le fluide surchauffé dans lequel les voyageurs respiraient. Ils en ressentirent bientôt la salutaire influence.

Cet air pur remplaça celui qui, depuis le départ, emplissait les deux pièces. Lancette n’eut, pour arriver à ce résultat, qu’à faire fonctionner une petite soupape automatique grâce à laquelle le fluide vicié s’en alla dans le vide extérieur.

— Hum ! fit Adrien, quelle fraîcheur délicieuse.

— Oh ! oui, répondit en souriant Agénor, c’est de l’air des bords de la Loire ! On se croirait là-bas, hein ! Il a été liquéfié à l’aide d’une machine Linde.

La température, dès lors, resta toujours agréable à l’intérieur de la nacelle, ni trop chaude, ni trop froide, le thermomètre marquant quinze à seize degrés centigrades.

Des heures nombreuses passèrent ainsi, consacrées à l’observation du ciel, cependant que la Terre fuyait dans l’éloignement et que la Lune grossissait peu à peu.


La viande qui grillait à merveille répandait dans l’air une odeur délicieuse.

Sulfate, qui boudait silencieusement à part, ne pouvait s’empêcher d’admirer la merveilleuse installation de cette maison errante et céleste, alimentée de fluide respirable par l’air liquide dont la nacelle contenait une provision considérable. Son étonnement grandit encore lorsqu’il entendit Lancette dire tout à coup :

— J’ai l’estomac dans les talons, et vous devez avoir également faim, mes enfants ; nous allons, si vous le voulez bien, préparer notre repas à l’électricité.

— Des repas à l’électricité ! pensa le confrère ; vraiment, se croirait-on à des milliers de lieues de la planète !…

Agénor plaça sur la table un fourneau électrique garni d’une rôtissoire. Puis, ayant pris dans une caisse un beau morceau de mouton conservé par le froid, il le mit sur une assiette et le confia aux bons soins de Cécile en lui disant :

— Ma chère fille, puisque tu est venue, acte pour lequel je suis bien obligé de te pardonner, commence ton service de cordon-bleu ; tiens, voici ton premier travail : prépare-nous, sur le gril, ce délicat morceau de viande ; tu as à ta disposition du sel, du poivre, du beurre de conserve ; arrange-toi…

Ce ne fut pas long. Tandis que Cécile installait soigneusement sur le gril son morceau de mouton, Agénor mettait le fourneau en communication avec les accumulateurs d’électricité. Une minute après, la viande qui grillait à merveille répandait dans l’air une odeur délicieuse. Elle fut bientôt à point.

La jeune fille plaça ensuite sur la table quatre couverts ; mais, immédiatement, Sulfate protesta.

— Je ne mange pas, mademoiselle, dit-il d’un ton sec, inutile de me considérer comme convive.

Ce fut Agénor qui répondit :

— Comme vous voudrez, Sulfate. Mais, sachez que je n’ai nullement l’intention de vous laisser mourir de faim. Il y a là force provisions, beaucoup de viande que je peux garder indéfiniment, grâce aux cent-quatre-vingt-dix degrés de froid que me donne l’air liquide. J’ai des vins de Bordeaux, de Champagne, de Bourgogne, du Rhin, de la Loire… Des conserves de toutes espèces… Vous pouvez user et même abuser de ces choses.

Sulfate ne répondit pas.

— À table ! mes enfants, s’écria le savant.

Le morceau de mouton, arrosé d’une bonne bouteille de bourgogne, fut trouvé délicieux. Le pain était remplacé par une sorte de biscuit de conserve très fin, très délicat, que Lancette avait fait préparer spécialement pour ce voyage. Il y eut ensuite le dessert, de la gelée à la framboise, puis un délicieux café, à l’électricité, toujours. Un petit verre de Royal Cherry termina ce repas rapide et réconfortant.

— À présent, mes amis, dit Agénor en allumant une cigarette, je vais vous donner ou plutôt nous donner un conseil que je crois excellent : celui d’aller dormir pendant quelques heures. Nous serons, à notre réveil, frais et dispos pour les manœuvres de l’arrivée.

Mon cher Sulfate, ajouta-t-il en s’adressant au boudeur, je suis navré, mais je ne possède que trois couchettes… Cependant, pour vous, je tirerai bien volontiers un matelas de mon lit, et…

— Inutile, docteur, inutile, répondit l’autre avec un sourire jaune ; le tapis de cette pièce est suffisamment doux, je vous assure…

— Comme vous voudrez, confrère. Je vous demande donc la permission de me retirer, ajouta Lancette en s’inclinant… Puis il grimpa sur l’échelle de fer et atteignit la pièce supérieure. Adrien et Cécile l’imitèrent. Sans se