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Page:Marivaux - Œuvres complètes, édition Duviquet, 1825, tome 6.djvu/17

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l’histoire en est particulière[1], mais je la gâterai, si je l’écris ; car où voulez-vous que je prenne un style ?

Il est vrai que dans le monde, on m’a trouvé de l’esprit ; mais, ma chère, je crois que cet esprit-là n’est bon qu’à être dit, et ne vaut rien à être lu.

Nous autres jolies femmes (car j’ai été de ce nombre), personne n’a plus d’esprit que nous quand nous en avons un peu ; les hommes ne savent plus alors la valeur de ce que nous disons : en nous écoutant parler, ils nous regardent, et ce que nous disons profite de ce qu’ils voient.

J’ai vu une jolie femme dont la conversation passait pour un enchantement. Personne au monde ne s’exprimait comme elle ; c’était la vivacité, c’était la finesse même qui parlait : les connaisseurs n’y pouvaient tenir de plaisir. La petite vérole lui vint, elle en fut extrêmement marquée ; quand la pauvre femme reparut, ce n’était plus qu’une babillarde incommode. Voyez combien auparavant elle avait emprunté d’esprit de son visage ! il se pourrait bien faire que le mien m’en eût prêté aussi dans le temps qu’on m’en trouvait beaucoup. Je me souviens de mes yeux de ce temps-là, et je crois qu’ils avaient plus d’esprit que moi.

Combien de fois me suis-je surprise à dire des

  1. Il est vrai que l’histoire en est particulière. Particulière pour singulière : locution passée de mode. La critique peut signaler un peu d’affèterie dans la phrase qu’on trouve quelques lignes plus bas : Un esprit qui n’est bon qu’à être dit, et qui ne vaut rien à être lu. Mais aussi que de grâce et de justesse dans l’observation qui suit !