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Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/137

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vaut mieux, et pour vous et pour moi, qu’on ignore les liaisons que nous avons ensemble, qui dureront plus d’un jour, et sur lesquelles il n’est pas nécessaire qu’on glose, ma chère fille ; vous êtes si aimable, qu’on ne manquerait pas de croire que je vous aime.

Oh ! il n’y arien à appréhender, repris-je d’un ton ingénu ; on sait que vous êtes un si honnête homme ! Oui, oui, dit-il comme en badinant, on le sait, et on a raison de le croire : mais, Marianne, on n’en est pas moins honnête homme pour aimer une jolie fille.

Quand je dis un honnête homme, répondis-je, j’entends un homme de bien, pieux et plein de religion ; ce qui, je crois, empêche qu’on n’ait de l’amour, à moins que ce ne soit pour sa femme.

Mais, ma chère enfant, me dit-il, vous me prenez donc pour un saint ? Ne me regardez point sur ce pied-là : vraiment vous me faites trop d’honneur, je ne le suis point ; et un saint même aurait bien de la peine à l’être auprès de vous ; oui, bien de la peine : jugez des autres. Et puis je ne suis pas marié, je n’ai plus de femme à qui je doive mon cœur, moi ; il ne m’est point défendu d’aimer, je suis libre. Mais nous parlerons de cela : revenons à votre accident.

Vous êtes tombée ; il a fallu vous porter chez mon neveu, qui est un étourdi, et qui aura débuté par vous dire des galanteries, n’est-il pas vrai ? il vous en contait, du moins, quand nous sommes entrés, cette dame et moi ; et il n’y a rien d’étonnant : il vous a trouvée ce que vous êtes ; c’est-à-dire, belle, aimable, charmante ; en un mot, ce que tout le monde vous trouvera. Mais, comme je suis assurément le meilleur ami que vous ayez dans le monde (et c’est de quoi j’espère bien vous donner des preuves), dites-moi, ma belle enfant, n’auriez-vous pas quelque penchant à l’écouter ? Il m’a semblé vous voir un air assez satisfait auprès de lui ; me suis-je trompé ?

Moi, monsieur, répondis-je, je l’écoutais parce que j’étais chez lui ; je ne pouvais faire autrement ; mais il ne me disait rien que de fort poli et de fort honnête.