Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si une petite vérole était venue réduire cela à ce que cela valait, franchement, je pense que j’y aurais perdu beaucoup.

Il n’y a pas plus d’un mois, par exemple, que vous me parliez encore d’un certain jour (et il y a douze ans que ce jour est passé), où dans un repas on se récria tant sur ma vivacité ; eh bien en conscience, je n’étais qu’une étourdie. Croiriez-vous que je l’ai été souvent exprès, pour voir jusqu’où va la duperie des hommes avec nous ? Tout me réussissait, et je vous assure que, dans la bouche d’une laide, mes folies auraient paru dignes des Petites-Maisons, et peut-être que j’avais besoin d’être aimable dans tout ce que je disais de mieux : car à cette heure que mes agréments sont passés, je vois qu’on me trouve un esprit assez ordinaire, et cependant je suis plus contente de moi que je ne l’ai jamais été. Mais enfin, puisque vous voulez que j’écrive mon histoire, et que c’est une chose que vous demandez à mon amitié, soyez satisfaite, j’aime encore mieux vous ennuyer que de vous refuser.

Au reste, je parlais tout à l’heure de style, je ne sais pas seulement ce que c’est. Comment fait-on pour en avoir un ? Celui que je vois dans les livres, est-ce le bon ? Pourquoi donc est-ce qu’il me déplaît tant le plus souvent ? Celui de mes lettres vous paraît-il passable ? J’écrirai ceci de même.

N’oubliez pas que vous m’avez promis de ne jamais dire qui je suis : je ne veux être connue que de vous.

Il y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d’où je sortais était noble ou non, si j’étais bâtarde ou légitime. Ce début paraît annoncer un roman : ce n’en est pourtant pas un que je raconte ; je dis la vérité comme je l’ai apprise de ceux qui m’ont élevée.

Un carrosse de voiture qui allait à Bordeaux fut, dans la route, attaqué par des voleurs ; deux hommes qui étaient dedans voulurent faire résistance, et blessèrent d’abord un des voleurs ; mais ils furent tués avec trois autres personnes : il en coûta aussi la vie au cocher et au postillon, et il