Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/59

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séduire ; ils acquièrent des droits si insolents avec elle ; ils la punissent tant de son désordre ; ils la sentent si dépourvue contre eux, si désarmée, si dégradée, à cause qu’elle a perdu cette vertu dont ils se moquaient, qu’en vérité, ma fille, ce n’est que faute d’un peu de réflexion qu’on se dérange : car en y songeant, qui est-ce qui voudrait cesser d’être pauvre, à condition d’être infâme ? »

Quelqu’un de la maison, qui entra alors, l’empêcha d’en dire davantage ; peut-être êtes-vous curieuse de savoir ce que je lui répondis ? Rien, car je n’en eus pas la force. Son discours et les idées de sa mort m’avaient bouleversé l’esprit : je lui tenais son bras que je baisai mille fois, voilà tout. Mais je ne perdis rien de tout ce qu’elle me dit ; et en vérité, je vous le rapporte presque mot pour mot, tant j’en fus frappée ; aussi avais-je alors quinze ans et demi pour le moins, avec toute l’intelligence qu’il fallait pour entendre cela.

Venons maintenant à l’usage que j’en ai fait. Que de folies je vais bientôt vous dire ! Faut-il qu’on ne soit sage que quand il n’y a point de mérite à l’être ! Que veut-on dire en parlant de quelqu’un, quand on dit qu’il est en âge de raison ? C’est mal parler ; cet âge de raison est bien plutôt l’âge de la folie. Quand cette raison nous est venue, nous l’avons comme un bijou d’une grande beauté, que nous regardons souvent, que nous estimons beaucoup, mais que nous ne mettons jamais en œuvre. Souffrez mes petites réflexions ; j’en ferai toujours quelqu’une en passant : mes faiblesses m’ont bien acquis le droit d’en faire : poursuivons. J’ai été jusqu’ici à la charge d’autrui, et je vais bientôt être à la mienne.

La sœur du curé m’avait dit qu’elle craignait de mourir dans la première faiblesse qui lui prendrait, et elle prophétisait. Je ne voulus point me coucher cette nuit-là, je la veillai ; elle reposa assez tranquillement jusqu’à deux heures après minuit ; mais alors je l’entendis se plaindre : je courus à elle, je lui parlai, elle n’était plus en état de me répondre. Elle ne fit que me serrer la main très-légèrement, et elle avait le visage d’une personne expirante.