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que je lui ai donné pour le libérer du procès qu’il lui fallut subir en 1757 à cause de sa lâche défense du fort de Beauséjour ?

— Il m’en a précisément causé la dernière fois que je l’ai vu.

— A-t-il donc encore assez de cœur pour me garder de la reconnaissance ?

— Dame ! on pourrait en douter sans jugement téméraire ; mais enfin, il me renouvelle à tout propos l’assurance de son dévouement pour vous.

— Il faudra, dans ce cas, l’entretenir dans ses bonnes résolutions en lui rappelant combien je pourrais aisément le perdre si jamais il refusait de m’obéir en quoi que ce fût.

— Ce sera facile.

— Veuillez, en outre, lui signifier d’ici à quelques jours d’avoir à se tenir prêt pour le premier moment où j’aurai besoin de lui. Maintenant, chers amis, je vous laisse libres de rester à table ou d’aller, si vous l’aimez mieux, vous reposer. Quant à moi, je vais gagner mon lit. Car il nous faudra demain être sur pied de bonne heure, si nous ne voulons pas manquer la chasse.

Bigot sonna et se fit apporter un martinet d’or dont Sournois alluma la bougie.

L’intendant avait une chambre à coucher dans le grand corps du logis du château. Mais ce n’était que pour la forme, vu qu’il n’y passait presque jamais la nuit. Il couchait, au contraire, dans la tourelle de l’ouest où il occupait, au rez-de-chaussée, un petit appartement situé au-dessous de celui où nous avons vu Sournois apporter la jeune fille.

Cette particularité n’était connue que de Bigot, de Sournois et de Mme Péan, qui seuls savaient quelles étaient les voies de communication avec la tour, isolée complètement, en apparence, du reste de l’édifice. Aussi Sournois était-il seul chargé du service de la tourelle, et lorsque la folâtre dame Péan la venait habiter, le disgracieux valet servait momentanément de page à la femme de ce pauvre aide-major.

L’intendant se rendit donc à la chambre du château où il était censé coucher. Elle était située au rez-de-chaussée et regardait le nord.

Il y entra, verrouilla la porte au dedans, et marchant vers son lit, il en déplaça les couvertures et donna deux ou trois coups de poing dans les oreillers, afin de laisser croire que c’était là qu’il avait dormi.

Ensuite, il alluma une lanterne sourde, éteignit la bougie du martinet et se dirigea vers une armoire dont le fond était scellé dans le mur.

Il ouvrit l’armoire et poussa certain ressort caché qui fit tourner un panneau dissimulé dans la boiserie. Cette ouverture secrète laissa voir un petit escalier dérobé qui descendait dans l’épaisse muraille.

L’intendant referma derrière lui la porte de l’armoire, ainsi que le panneau, et s’engagea dans le sombre escalier, juste assez large pour donner passage à un homme.

Une autre porte l’arrêta, quand il eut descendu douze marches. Il la toucha du doigt. Elle s’ouvrit et se referma sans bruit, comme par enchantement.

Bigot se trouvait dans la cave du château.

Il marcha droit au mur du pignon de l’ouest, où une autre ouverture, praticable seulement pour celui qui en avait le secret, lui livra passage et le conduisit sous le rez-de-chaussée de la tourelle.

— Je ne sais trop comment cette jeune fille va m’accueillir, dit-il en gravissant les degrés.

Arrivé devant la chambre où Sournois avait laissé la pauvre enfant seule et sans connaissance, Bigot frappa discrètement.

Ne recevant aucune réponse, il ouvrit la porte et pénétra dans le mystérieux boudoir.


CHAPITRE III.

BERTHE.


Une heure s’était écoulée depuis que Sournois l’avait laissée évanouie dans la tour de l’ouest, lorsque la jeune fille reprit connaissance.

La somptuosité de l’appartement, la lumière pâle jetée par la bougie sur la riche tenture à personnages qui couvrait les murs, le silence régnant dans la chambre, ne lui parurent d’abord que la continuation des rêves qui l’avaient agitée pendant qu’elle était évanouie.

Mais la fatigue qu’elle ressentit aussitôt par tous ses membres l’éveilla tout à fait, et elle se mit sur son séant.

— Mon Dieu ! se dit-elle, où suis-je donc ? Que s’est-il passé ?

Ses yeux interrogèrent avec une curiosité mêlée d’effroi les objets, nouveaux pour elle, qui l’entouraient.

Pendant quelques minutes, ses regards errèrent d’un meuble à l’autre avec cette lenteur qui indique une profonde préoccupation d’esprit.

Elle cherchait à se ressouvenir.

Ses yeux s’étant arrêtés sur l’un des sujets mythologiques de la tapisserie, qui représentait, avec tout le cynisme dont cette époque était capable, Jupiter déguisé en satyre et surprenant Antiope, le sang lui monta aux joues.

Sa pudeur de jeune fille lui fit détourner avec dégoût la tête de cette allégorie transparente qu’elle ne comprenait pourtant qu’à demi.

Puis elle sauta à bas du lit avec autant de terreur que si elle s’y fût trouvé couchée au milieu de reptiles.

Elle se rappelait maintenant les événements de la soirée : sa rencontre avec l’intendant Bigot, la frayeur que lui avait causée la poursuite, les propos cyniques et l’assaut de Sournois.

— Oh mon Dieu ! s’écria-t-elle en tombant à genoux, protégez-moi contre les desseins pervers de l’intendant ! Vous, mon bon père, et toi, mère chérie, qui êtes maintenant au ciel, ne permettez pas que votre enfant devienne la victime de cet homme infâme !

Une résolution soudaine jaillit ensuite du cerveau de la jeune fille.

Elle courut vers la porte qu’elle essaya d’ouvrir. Mais Sournois l’avait verrouillée au dehors ; et les efforts de la pauvre enfant furent inutiles.