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Une heure plus tard, Bigot et ses amis étaient réunis devant le château.

Le soleil du matin dardait ses flèches d’or à travers les feuilles des arbres qui ombrageaient la pelouse ; et la rosée, rendue étincelante par les feux du jour, émaillait l’herbe et les fleurs du parterre comme d’une myriade de diamants : tandis que les oiseaux agaçaient les échos du bois voisin, ou répondaient au rire strident des écureuils qui se jouaient dans les ramures.

— Par Nemrod et St. Hubert ! ces deux immortels chasseurs, pensa Deschenaux à haute voix, quel dommage de perdre une aussi belle journée !

Bigot qui l’entendit :

— Rappelez-vous, mon cher Deschenaux, dit-il, les instructions que je vous aie données à tous hier soir. À partir d’aujourd’hui, nous devons être des plus empressés à montrer notre dévouement au service de notre bon roi que Dieu protège… ainsi que Mme de Pompadour.

— Ainsi soit-il, répliqua le goguenard Deschenaux.

L’intendant allait donner le signal du départ, et déjà même il rendait la main à son cheval, quand il avisa son valet de chambre qui se préparait à le suivre.

— Ici, Sournois, dit-il.

Le valet s’approcha.

— J’ai oublié de te dire qu’il faut que tu restes au château. La petite ne saurait se passer de manger, et il n’y a que toi qui puisses lui porter ses repas dans la tour. Demain, dans l’après-midi, si je suis retenu là-bas, tu viendras me donner de ses nouvelles. Allons, messieurs, en route !

Et faisant tourner sa monture, dont il piqua les nobles flancs avec la molette de ses éperons, il la lança au grand trot entre les arbres de l’avenue.

Les autres suivirent à la file.

Sournois le regarda partir, et lorsque le son des derniers pas de la cavalcade se fut éteint dans les méandres du bois, un hideux sourire découvrit les dents jaunes du valet qui laissèrent siffler ces mots :

— À demain, monsieur l’intendant !


CHAPITRE IV.

RAOUL.


Le lendemain, vers les huit heures du soir, deux cavaliers cheminaient au pas sur la route poudreuse de Charlesbourg.

Ils tournaient le dos à la ville, allaient doucement et se tenaient assez près l’un de l’autre pour causer à voix basse.

Leur conversation paraissait animée.

Elle devait avoir pour objet quelque chose de bien important, car tous deux lançaient, de temps à autre, des regards scrutateurs sur les bords du chemin qu’ils suivaient.

L’un d’eux poussait même la prudence jusqu’à se retourner quelquefois pour jeter un rapide coup d’œil en arrière.

C’était le plus jeune, comme aussi le plus distingué des deux cavaliers.

Il avait vingt ans. Sa taille était au-dessus de la moyenne, et laissait deviner des formes admirables de grâce et de force, sous la coupe élégante de son justaucorps.

À l’aisance avec laquelle il maniait son cheval, à la distinction qu’il mettait, à son insu, dans sa pause et ses mouvements, on reconnaissait en lui le gentilhomme brisé aux exercices du corps aussi bien qu’aux exigences des salons.

Il était blond. Son nez légèrement aquilin s’harmoniait parfaitement avec une bouche ferme et bien découpée.

Au besoin, ses yeux bleus, lorsque la passion les venait animer, savaient lancer des éclairs. Quant à son front, si la tête n’eût été couverte du tricorne classique de l’époque, il aurait apparu intelligent et noble.

Le teint frais de la jeunesse et de la santé colorait modérément ses joues, qui étaient pleines sans être grasses.

Sa main, assez délicate pour un homme, ne serait pourtant pas entrée, sans effraction, dans les gants d’une marquise.

En un mot, bien que Raoul de Beaulac, dont nous venons d’esquisser le portrait, n’eût pas la figure d’un Adonis, il n’en était pas moins ce qu’on est convenu d’appeler un joli garçon.

Quand je dirai qu’il était vigoureux et fort, on me croira sans peine, vu qu’il ne ressemblait guère à ces héros de roman, grêles et pâles, et que l’on est tout surpris de voir, à un moment donné, secouer les colonnes d’un temple avec leurs mains de petites maitresses, ou enlever sur leurs épaules rachitiques de nouvelles portes de Gaza.

Raoul avait, au plus haut point, l’amour des grandes actions. Rien qu’à le voir battre à l’aise, sous sa large poitrine, on pressentait la générosité de son cœur.

C’était le vrai type de ces nobles gentilshommes canadiens qui, pendant deux siècles, arrosèrent de leur sang l’immense territoire de la Nouvelle-France, depuis les glaces de la Baie-d’Hudson jusqu’aux marais de la Louisiane, et qui allaient, semant partout l’héroïsme avec le même désintéressement que les preux du temps de Bayard, ce chevalier sans peur et sans reproche.

Raoul de Beaulac avait fait ses premières armes dans la milice active, à la prise de Chouaguen (Oswego), en dix-sept cent cinquante-six, et avait conquis ses premiers grades dans la glorieuse campagne de mil sept cent cinquante-huit, immortalisée dans nos annales par la victoire de Carillon.

Au moment où nous le présentons au lecteur, il était lieutenant d’un corps de cavalerie que l’on venait d’organiser à Québec.[1]

Quoique le compagnon de Raoul fût, aussi bien que lui, maître de sa monture, sa façon négligée de se tenir en selle, son dos quelque peu voûté, ses manières gauches et ses habits d’étoffe du pays, laissaient voir de suite la dis-

  1. « On forma aussi un corps de cavalerie, et le S. de la Roche-Beaucourt, aide-de-camp de M. de Montcalm, et capitaine de cavalerie, en fut fait commandant. » Mémoires sur les affaires du Canada, p. 139.