Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/27

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abatteur de bois[1] qu’il fait celui-là et qui n’aime bien que trop les créatures — savais-tu qu’il a passé par ici, avant-hier soir, vert huit heures ? Les voisines m’ont dit — pour moi, j’étais occupée dans le temps à laver mon plancher — qu’il s’en allait du côté du bac des sœurs avec toute sa clique d’amis. Probablement qu’ils allaient faire ripaille au Château-Bigot, où il doit tout de même se passer de belles choses.

— « Attends un peu, femme, que je lui rétorquai ; je savais tout cela, mais tu viens de me donner une fameuse idée avec ton bac des sœurs. » Et sans dire un seul mot de plus, je pris mon chapeau et couru à toutes jambes chez le passeur.

« La vieille Josephte était seule. Elle me dit que son bonhomme était allé veiller un de ses défunts cousins qui vient de mourir, et qu’il ne serait de retour que le lendemain matin, en parlant d’aujourd’hui.

« Je revins chez nous le cœur dans l’eau et tout noyé dans la peine. J’enrageais d’avoir à attendre toute la nuit et la matinée du lendemain. Car il me fallait laisser arriver le midi suivant pour mettre à bonne fin le projet qui me trottait par la boule.

« Enfin la nuit s’écoula, puis la matinée, et sur les midi-et-demi, je me dirigeai vers la maison du passeur Pierre.

« Comme je m’y attendais, il dormait son somme de l’après-diner. Je m’approchai de Josephte, qui lavait sa vaisselle dans sa cuisine, et avant qu’elle eût pu jeter un ouac, je lui lançai le grappin sur la nuque. Puis, dans un vire-main je la couchai bâillonné et garrottée sur un lit.

« Après quoi, tombant sur le dormeur que j’empoignai à la gorge, je le sommai, le couteau sur le cœur, de me dire ce qu’était devenue la demoiselle que nous cherchons.

« Le père Pierre voulut d’abord faire des façons ; mais quand il sentit que la pointe effilée de mon ancien couteau de chasse commençait à lui couper la peau après avoir percé la chemise, il ne mit pas de temps à me dire tout ce qu’il connaissait ; à savoir, qu’il a traversé, avant-hier au soir, cette ganache de Sournois sur son bac, avec une femme couverte d’un manteau et qui paraissait évanouie en travers du cheval du valet.

« Il me supplia, en tremblant de ne jamais dire à personne de qui je tenais les renseignements qu’il me donnait.

« Voyant que je n’en pouvais pas tirer autre chose, je lui jetai la bourse pleine d’or que vous m’avez passée pour faciliter les recherches, et je courus vous faire part de ma découverte. Mais je n’ai pu vous trouver cette après-midi que sur les cinq heures. »

— Oui, j’étais malheureusement de service. N’importe. Par l’entremise de notre commandant qui est aide-de-camp de M. de Montcalm, lequel n’aime pas beaucoup Bigot, j’ai obtenu un congé d’une nuit et une journée pour toi et pour moi. Maintenant, piquons des deux afin d’arriver plus vite à Beaumanoir, où nous mettrons tout à feu et à sang si l’on ne m’y rend pas ma fiancée qui s’y doit certainement trouver.

Mais avant de lancer son cheval au galop, Raoul jeta un dernier coup d’œil en arrière.

— Vois donc ! s’écria-t-il en saisissant la bride du cheval de Lavigueur. Et lui-même arrêta le sien.

Les deux cavaliers n’étaient plus qu’à quelques arpents de l’église de Charlesbourg, et se trouvaient presque au sommet de la montée qui y conduit.

Ils dominaient donc la vallée de la rivière Saint-Charles et pouvaient voir à une certaine distance sur le chemin qui allait en serpentant jusqu’à la ville.

Le disque argenté de la pleine lune se levait en arrière des falaises de la Pointe-Lévi et laissait tomber de l’horizon une lumière pâle, mais propice à l’examen de Raoul et de son compagnon.

Ils purent voir en effet à un demi-mille en arrière un carrosse traîné par deux chevaux et qui approchait rapidement.

— Au galop ! dit Raoul d’une voix brève. Il faut que nous soyons dans l’avenue du château dix minutes avant Bigot.

Les chevaux bondirent sous la piqûre ardente des éperons et partirent comme un trait.

Quelques instants plus tard, les nobles coursiers haletaient sous le frais ombrage des arbres de la longue avenue de Beaumanoir.

— Halte ici ! dit Raoul. Nous sommes maintenant assez éloignés du chemin du roi et encore assez loin du château pourqu’on ne puisse nous entendre. Faisons entrer dans le bois nos chevaux que nous attacherons à quelques pas de la route. Vite ! il n’y a pas un seul moment à perdre.

Raoul et Jean quittèrent la route et bientôt après ils revinrent seuls.

— Bon ! dit Raoul. Le chemin est libre de la sorte, et Bigot ne saurait nous voir d’avance et s’esquiver.

— Pardon, mon lieutenant, mais qui vous dit que c’est bien l’intendant qu’il y a dans la voiture ?

— Qui diable veux-tu que ce soit ? Y a-t-il un seul des habitants de Charlesbourg, y comprit le notaire et le curé, qui gardent carrosse ?[2] Ce ne peut donc être que l’intendant qui vienne dans cette voiture du côté de Beaumanoir.

— Tonnerre de Dieu ! mon lieutenant, vous avez raison !

— Écoute. Tu vas te tenir à gauche du chemin et te poster derrière un arbre. Quand tu verras arriver le carrosse, saute au nez des chevaux et arrête-les. Moi, je me tiendrai à droite, du côté de la portière. Je me charge

  1. Voir Tallemant des Réaux.
  2. Il n’y a pas plus de trente ans encore qu’un carrosse était chose très-rare dans nos campagnes. Depuis, le goût du luxe a gagné jusqu’à nos habitants et le moindre cultivateur étale maintenant avec orgueil ses wagin et son harnais américain. La calèche antique aux oreilles monstrueuses, à la porte d’une église de village, ce vénérable véhicule vous fait l’effet de se glisser honteusement entre les brillantes et légères voitures à quatre roues de notre époque.