Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/32

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des bandits ou aux Anglais, comme elle l’avait craint, elle n’avait plus en sa présence qu’un officier de bonne famille qu’elle avait quelquefois rencontré dans le monde.

On se souvient que Raoul, qui croyait s’adresser à Bigot, lui avait décliné son nom en ouvrant la portière.

— En vérité, monsieur, ce n’est pas sans motifs, répondit la dame. Et depuis quand un gentilhomme détrousse-t-il les passants ?

— Vous me voyez tout confus, madame, des suites déplorables auxquelles une méprise de ma part a donné lieu.

— Une méprise ! Le mot est pour le moins singulier ! Et que vouliez-vous donc à M. l’intendant ? Car j’ai compris que c’est à lui que vous vous adressiez. Vous avez une drôle de manière d’apostropher les gens au coin d’un bois et le pistolet au poing !

Rapide comme l’éclair, une idée lumineuse traversa le cerveau du jeune homme.

Pourquoi ne pas profiter de la situation et s’allier Mme Péan ? ce qui était facile à faire en éveillant la jalousie de la coquette au sujet de l’enlèvement de Mlle de Rochebrune par Bigot.

— J’avoue, madame, répondit Raoul, que l’acte d’arrêter ainsi quelqu’un à main armée semble tout d’abord être celui d’un assassin ou d’un voleur. Mais vous êtes femme, et vous savez qu’un amoureux en est aussi capable.

— Amoureux ! Mais, ce n’est pas apparemment de M. Bigot que vous l’êtes. Au ton que vous mettiez à l’aborder, on ne l’aurait certes pas cru !

— Certainement, madame, répliqua Raoul en souriant. Et toute brûlante qu’elle eût pu être, la déclaration que je comptais lui faire n’aurait été rien moins que galante.

— Mais enfin, quel rapport y a-t-il entre votre amour et M. l’intendant ?

— Celui-ci, madame : c’est que j’ai de graves raisons de soupçonner M. Bigot d’avoir fait enlever et conduire ma fiancée à Beaumanoir.

— Que dites-vous ?

— La vérité, madame, j’en ai bien peur. Mlle de Rochebrune, que je devais épouser bientôt, a disparu tout à coup, avant-hier soir, entre le faubourg Saint-Roch et l’Hôpital-Général, au moment où M. Bigot passait par là, avec ses amis, pour venir à Beaumanoir. Et j’ai presque des preuves que c’est lui qui a enlevé ma fiancée.

— Mademoiselle de Rochebrune, avez-vous dit ?

— Oui, madame.

— Ciel ! serait-ce la fille de ce pauvre officier qui s’en alla mourir, il y a quatre ans, sur le seuil de l’intendance, et dont la triste fin fit tant de bruit ?

— C’est elle-même.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la jeune femme, qui cacha son front dans ses mains, au souvenir des terribles incidents de la nuit du vingt-quatre décembre mil sept cent cinquante-cinq.

Raoul respecta, par son silence, cette émotion qu’il comprit. Car il avait souvent entendu parler des sombres prédictions, et des menaces proférées dans la grande salle du palais par M. de Rochebrune.

— Eh bien ! moi aussi, monsieur, reprit-elle au bout de quelques secondes, j’ai appris que M. l’intendant retenait une jeune fille prisonnière au château. Voilà pourquoi je venais…

Ici, elle ne put s’empêcher de rougir.

Sans remarquer ce reste de pudeur qui colorait les joues de la femme légère, Raoul s’écria :

— Plus de doute, alors ; c’est bien elle ! Ô madame ! je vous en supplie, conduisez-moi près de ma fiancée, et je vous en vouerai une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie !

Mme Péan réfléchit un instant.

Remettre au jeune homme cette rivale, dont elle avait eu l’idée de se débarrasser d’une manière quelconque en venant à Beaumanoir, n’était-ce pas l’accomplissement de ses désirs ? Puis le joli tour à jouer à M. Bigot, ce volage vert-galant !

— Montez avec moi, dit-elle en tendant la main à Raoul. Et si vous n’avez pas trop assommé mes gens, nous allons nous rendre immédiatement au château.

— Soyez mille fois bénie de cette bonne action, s’écria Raoul en baisant la belle main qu’on lui offrait.

Et se tournant vers Lavigueur :

— Jean, lâche les chevaux et laisse ce brave homme de cocher remonter sur son siège.

Le conducteur était resté accroupi sur le bord de la route et n’osait bouger de crainte de recevoir une balle du pistolet que Lavigueur avait tenu braqué sur lui tout le temps qu’avait duré la conversation entre Raoul et Mme Péan.

Aussi, notre homme s’empressa-t-il de se relever dès qu’il vit se détourner de sa personne l’arme menaçante.

Il n’était pas sérieusement blessé ; seulement, le coup donné au creux de l’estomac par le pommeau de l’épée de Raoul, lui avait coupé violemment la respiration, et à part une assez forte contusion, son état n’offrait rien de dangereux.

Aussi put-il reprendre sa place et son office de cocher.

— Tiens, dit Beaulac en lui glissant quelques louis dans la main, prends ceci pour te faire soigner.

— Ce jeune homme me paraît avoir un bon cœur, grommela le cocher, mais il est tout de même un peu vif !

Avant de monter dans la voiture, Raoul dit à Lavigueur :

— Tu vas rentrer dans le bois pour garder nos chevaux et y attendre mon retour.

Comme il n’y avait plus de laquais, Jean vint abaisser le marchepied du carrosse, qui repartit dès que la portière eut été fermée sur Raoul de Beaulac.

Après un quart-d’heure de marche, la voiture était en vue, du château.

Un homme se promenait de long en large dans les allées du parterre.

Au premier bruit du roulement de la voiture, il avait prêté l’oreille, et voyant arriver le carrosse, il était accouru au devant.

C’était Sournois.