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Vers la fin du mois d’août, Wolfe était enfin sur pied. Son premier soin fut d’informer son gouvernement des obstacles sans nombre semés sur sa voie par les armes françaises. Il avoua sa défaite, mais en termes si nobles et avec des sentiments si dévoués, « qu’on fut plus touché, en Angleterre, dit M. Garneau, de la douleur du jeune capitaine que de l’échec des armes de la nation. »

Ensuite il se résolut à appeler ses lieutenants à son aide, afin de recevoir leur avis sur les meilleurs moyens à prendre pour enlever le succès de la campagne.

Ce fut l’une des dernières journées d’août que se tint, au camp de l’Ange-Gardien, ce grave conciliabule, dont le sort du Canada devait dépendre.

Assis sous une tente, dont les pans relevés du côté du fleuve leur laissaient voir la Pointe-Lévi, l’île d’Orléans et la flotte anglaise ancrée dans la rade, Wolfe et ses lieutenants, les brigadiers Monkton, Townshend et Murray, étaient assis autour d’une petite table sur laquelle se déroulait une carte de Québec et des environs. Dressé par le major Stobo, qui, après une longue captivité à la capitale,[1] s’en était enfui et venait de rejoindre l’armée anglaise, ce plan contenait une foule de renseignements et de détails les plus précieux.

Ils étaient tous à la fleur de l’âge, ces quatre généraux, chargés d’une aussi importante mission que la conquête d’un pays.

Wolfe était fils d’un ancien major-général. Il avait montré tant de talents au siège de Louisbourg, qu’on l’avait choisi pour commander l’expédition de Québec, autrement plus hardie et périlleuse. Harcelé qu’il était, sans doute, par l’aiguillon des grandes pensées que sait inspirer aux hommes de génie une confiance sans bornes en leurs futurs succès, il avait accepté avec ardeur.

La gravure et la photographie ont popularisé chez nous le portrait du jeune général. Chacun connaît cette figure étrange et fine, dont le nez avancé forme un angle très-accusé avec le front et le double menton fuyant qui vient se perdre dans le nœud de sa cravate.

Ses cheveux étaient poudrés à frimas et comprimés en arrière dans une bourse en taffetas pour retomber en queue sur les épaules. Il était coiffé d’un petit tricorne, dont les bords relevés se réunissaient attachés sur le sommet de la tête. Sa taille élégante était enserrée dans un long justaucorps rouge, dont les larges parements étaient galonnés d’or. Un blanc baudrier de buffle, libre, pour le moment, de la courte carabine que les officiers des troupes anglaises portaient alors en bandoulière, descendait de son épaule gauche au côté droit. Au ceinturon, aussi en buffleterie, et dont les deux pièces principales étaient reliées par une agraffe d’or, pendait une riche épée de combat. Des bottes à revers, montant jusqu’au genou, y rejoignaient la fine culotte de soie collant sur la jambe.

À sa pâleur, à ses traits fatigués, on voyait que le général relevait d’une maladie grave et que son énergie s’efforçait de hâter la convalescence.

Quoique très-jeunes encore, ses trois lieutenants avaient aussi beaucoup étudié la guerre, et la science des combats leur était acquise. Monkton et Murray appartenaient à la noblesse, Townshend à l’ordre de la Pairie.

Invités quelques jours d’avance par le commandant en chef à donner leur avis, ces trois généraux en étaient venus à une décision unanime sur les mesures à prendre pour assurer la réussite de l’expédition. Townshend, qui était chargé de manifester leur opinion, parla dans les termes suivants lorsque Wolfe leur demanda de lui faire connaître le résultat de leur conférence :

— Puisque Votre Excellence a daigné nous consulter, nous ne pouvons faire autrement que de lui confesser que nous ne partageons pas son avis qui est de renouveler l’attaque de l’aile gauche du camp de Beauport. Nous nous trompons peut-être, mais…

Townshend eut ici un moment d’hésitation..

— Parlez, monsieur, parlez franchement, interrompit Wolfe. Ce n’est pas pour une vaine formalité que j’ai voulu cette entrevue. Les moments sont trop précieux et trop graves les circonstances pour vous demander le concours de votre expérience, si je n’étais pas décidé de m’en rapporter à elle plutôt qu’à la mienne, dans le cas où vous me démontrerez clairement que j’ai pu me tromper.

Rassuré par le ton bienveillant que Wolfe avait su mettre dans ses paroles, Townshend reprit aussitôt :

— Nous ne prétendons pas, Excellence, que vous ayez eu tort de tenter l’attaque du trente-un juillet contre le camp de Beauport. Ce serait nous condamner nous-mêmes, puisqu’alors nous vous avons fortement engagé à tenter la fortune de ce côté. Mais l’insuccès de cette attaque nous a depuis convaincus, mes collègues et moi, que les Français ont su prendre là une position presqu’inexpugnable. Favorisés par la nature des lieux qu’ils connaissent, aussi parfaitement que nous les ignorons, ils ont su profiter des moindres accidents du terrain pour rendre leur camp formidable. Nous croyons donc qu’il serait trop risqué de renouveler une tentative sur ce point, puisqu’une défaite — la première démontre assez la possibilité d’une seconde — puisqu’une autre défaite, dis-je, nous pourrait forcer à clore sous de bien tristes auspices les opérations de la campagne. Au contraire, si nous parvenons à forcer Montcalm de quitter son camp retranché pour nous rencontrer ailleurs, nous ramènerons du coup presque toutes ses chances de notre côté, puisque nous le contraindrons de combattre au lieu que nous aurons choisi.

— Mais comment en venir là ? demanda Wolfe, qui suivait avec beaucoup d’attention le raisonnement de Townshend…

— En remontant le fleuve avec la majeure partie des troupes, Excellence, et en débarquant sur la rive gauche pour porter les opérations au-dessus de la ville. Quand il verra la

  1. « Pendant l’hiver, Stobo avait eu la permission de voyager entre Montréal et Québec, témoin de tous les préparatifs qui se faisaient pour la guerre et entendant tous les discours. » M. Ferland, 2ème vol., p. 510.