Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/54

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du 20 août 1754.[1] Il était d’usage de donner au commandant un profit de quelques francs sur chaque corde de bois. L’occasion était bonne. Après avoir prétendu que le bois de chauffage acheté par votre prédécesseur, M. de la Martinière — un honnête homme celui-là, entre nous — était pourri, vous réussites à en faire dresser un procès-verbal. Il fallut bien en acheter d’autre et vous réalisâtes, par ce moyen, de fort beaux profits. C’était assez bien débuter, n’est-ce pas ?

Vergor ne répondit pas, mais son œil terne jeta autour de lui un regard inquisiteur, comme pour voir si personne n’était aux écoutes.

— Ne craignez rien, continua Bigot qui prenait plaisir à le martyriser, tout comme le chat qui joue avec sa proie palpitante avant de lui donner le coup de grâce, nous sommes bien seuls. Je ne fais que mentionner, pour la forme, les bons petits bénéfices que vous sûtes faire ensuite avec les marchandises du roi, que vous achetiez à très-bas prix pour les lui revendre deux ou trois fois leur valeur, et je passe à l’affaire de Beauséjour.[2] Ce siége-là ne fut pas bien dur pour vous, cher Vergor ; si peu qu’on l’appela dans le temps, si j’ai bonne mémoire, le siége de velours. Ah ! ah ! savez-vous, vraiment, que ce mot ferait fortune à Paris !

Et Bigot se mit à rire avec d’autant plus d’entrain qu’il voyait combien l’autre en avait peu d’envie.

— Dire en effet que quatre jours de tranchée suffirent pour vous donner la colique et vous forcer à mettre bas… les armes, c’est bien drôle ! Vous avouerez, mon cher Vergor, que je ne vous avais pas dit d’aller… jusque là.

L’intendant fut pris d’un nouvel accès de rire. Vergor, qui ne rougissait jamais, verdissait à vue d’œil. Et pourtant il n’osait rien dire.

— Aussi, votre capitulation précipitée eut-elle un immense retentissement qui se prolongea jusqu’à la cour. Et dès l’année suivante, ordre fut donné à M. de Vaudreuil d’instruire votre procès. Gagné par moi, si vous daignez vous en souvenir, le gouverneur évita d’obéir. Mais enfin la cour le lui enjoignit si fortement qu’il lui fallut se rendre à ses injonctions en 1757. L’affaire était sérieuse. Outre que M. Monckton n’avait poussé le bombardement qu’avec la plus grande lenteur, on vous accusait de n’avoir pas tiré un seul coup de canon et de n’avoir fait aucune sortie. Vous aviez tellement ménagé la poudre et les vivres que les malins allaient jusqu’à dire que vous aviez vendu le tout à l’ennemi. Enfin, les assiégeants eux-mêmes en avaient été témoins en prenant possession du fort, vous aviez mis, vous et vos domestiques, tout au pillage avant votre départ. Il y en avait plus qu’il ne faut pour condamner dix hommes. Ce fut alors que, sous peine de me compromettre, je résolus de vous sauver. Le gouverneur, qui est honnête, mais mou comme cire, m’était aveuglement dévoué. Je le travaillai si bien, que je pouvais compter sur le bon vouloir de tous les officiers que je lui fis nommer pour composer le conseil de guerre qui vous devait juger. Rappelez-vous, maintenant, la bonne farce qui se passa au château Saint-Louis. Vous étiez si troublé, d’abord, que vos paroles témoignaient souvent contre vous. Il fallait y mettre ordre et je chargeai quelqu’un d’ajuster vos réponses. Quant aux témoins, tous ceux qui voulaient déposer contre vous étaient infailliblement renvoyés. On n’entendait que ceux qui vous étaient favorables. Enfin, je gagnai quelques Acadiens qui firent des mémoires dictés par moi et déposèrent comme je le leur avais prescrit d’avance. Une vraie comédie, quoi ! et bien plus drôle encore que celle des Plaideurs du défunt Racine.[3] Enfin, l’on vous acquitta et je me chargeai de faire passer en France la sentence avec les lettres que M. de Vaudreuil, toujours à mon instigation, écrivit en votre faveur à la Cour. Vous étiez sauvé ; mais avouez que sans moi, c’en était fait de vous.

— C’est vrai, répondit Vergor, qui ne pouvait qu’en convenir.

— Vous voyez donc, reprit Bigot, en lui lançant un regard dur et pénétrant, que vous dépendez entièrement de moi. Il serait facile de réveiller cette affaire et bien d’autres qui se sont passées depuis. Je peux vous perdre d’un seul mot. Eh bien ! le moment est venu de me rendre en partie ce service, tout en veillant vous-même à vos intérêts. Nos malversations ont éveillé l’attention de la cour, qui est grandement irritée contre nous. À l’heure qu’il est, il nous est déjà difficile de conjurer l’orage, même au moyen des influences que nous pouvons mettre en jeu auprès du roi. Les dépenses causées par la dernière phase de cette guerre dans laquelle nous sommes entrés depuis quatre ans s’accroissent de jour en jour. Elles sont énormes, et pour peu que cela continue, la dette deviendra tellement exorbitante qu’il nous deviendra impossible de subir un rendement de compte sans risquer et la fortune que nous avons tous acquise et peut-être même la vie qui nous est si chère maintenant, puisque nous sommes assez riches pour en extraire toutes les jouissances que l’on en peut tirer à l’aide du plus puissant pressoir qui soit au monde, l’argent. Or les circonstances présentes rendent chimérique toute idée de notre retour immédiat en France. Il est impossible de nous remplacer, nous vieux fonctionnaires, par des hommes nouveaux qui n’auraient aucune expérience des affaires du Canada, et qui, arrivant ici au milieu de difficultés insurmontables, perdraient complètement la tête. Donc, il nous faut rester ici. Et c’est notre condamnation certaine que d’y demeurer encore un an. Car

  1. Bien que citée par tous nos historiens, cette lettre mérite de prendre place en ce récit : « Profitez, mon cher Vergor, de votre place, lui écrivait Bigot ; taillez, rognez, vous en avez tout le pouvoir, afin que vous puissiez bientôt venir me joindre en France et acheter un bien à portée de moi. »
  2. Le siége de Beauséjour eut lieu en 1755.
  3. Ceci est incroyable ; pourtant, je ne fais que suivre mot à mot, tout en l’appropriant au dialogue, le Mémoire sur les affaires du Canada. On s’étonne que Bigot ait pu imposer aussi longtemps ses volontés aux honnêtes gens qui l’entouraient à Québec. Et ce n’est que lorsqu’on étudie bien cette époque si relâchée dans l’honnêteté et les mœurs et qui vit la Pompadour régner sur la France, que l’on se rend un peu compte de la coupable indulgence de la cour à l’égard de pareils coquins que Bigot et ses affidés.