Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dait son coursier de la main droite, tandis que son bras gauche, passé autour de la ceinture de sa fiancée, maintenait la jeune fille en croupe. La fine taille de Berthe, souple comme une liane, se cambrait sur le bras nerveux de son amant. Enivrée par cette course vertigineuse, la tête inclinée vers l’épaule de Raoul et les yeux à demi fermés, Berthe contemplait son fiancé dans une muette extase.

Et sous eux, comme il bondissait le vaillant coursier noir ! Sa longue crinière au vent, et mordant avec rage le frein couvert d’écume, il allait dans la nuit sombre rapide comme la tempête, frappant sans relâche de ses sabots ferrés les pierres de la route, d’où jaillissaient des étincelles.

Derrière eux fuyaient les grands arbres, comme les soldats d’une armée de géants en déroute ; tandis que le galop furieux des chevaux allait réveiller les échos endormis dans les profondeurs du bois qui bordait les deux côtés du chemin, et roulait continu sous les sonores arceaux de feuillage, comme les grondements lointains du canon.

Ils coururent ainsi longtemps, sans dire un mot. Tout entiers à leur félicité, ils en savouraient intimement les douceurs, semblant craindre d’élever la voix de peur que le seul souffle de leurs paroles ne la fit envoler.

La nuit cependant paraissait fuir derrière eux avec le chemin dévoré. Car le ciel blanchissait graduellement du côté où ils allaient. Déjà même l’horizon se parait à l’orient d’un ruban argenté qui se transformait peu à peu en large écharpe d’or à mesure que la clarté du jour envahissait le ciel.

Raoul regardait Berthe. Qu’elle était belle si près de lui ! Sa tête fatiguée s’appuyait maintenant tout à fait sur l’épaule de son ami. Ses beaux yeux bruns se miraient dans ceux de Raoul et sur ses lèvres empourprées frissonnait un céleste sourire, pendant que les flots épais de sa chevelure noire flottaient au vent du matin qui la soulevait en tresses onduleuses pour la caresser avec plus d’amour.

La tête de Raoul finit par s’incliner aussi, et quand ses lèvres furent à la hauteur du front de sa bien-aimée, elles s’y posèrent éperdues sur une boucle folâtre qui serpentait sur la tempe où courait un petit réseau de jolies veines bleues.

Raoul sentit frémir sur son bras le cœur de sa fiancée.

Il releva la tête, et baignant de nouveau son regard dans l’œil limpide de la jeune fille :

— Berthe, dit-il, il me semble qu’à présent je pourrais mourir.

— Oh ! ne parlez pas ainsi, Raoul ! Ces paroles répondent trop à la pensée douloureuse qui vient de me mordre au cœur. Je me disais que notre bonheur étant trop grand pour durer, de nouveaux malheurs allaient fondre sur nous.

— Allons ! allons ! enfant. Trêve de ces idées sombres. Nous avons assez souffert, il me semble. L’avenir est à nous.

— L’avenir, Raoul, l’avenir n’appartient qu’à Dieu.

Sous le coup de ces pensées funestes que le malheur jaloux jetait entre eux pour les arracher de l’extase dans laquelle ils étaient ravis, les pauvres enfants se turent et continuèrent à chevaucher quelque temps en silence.

Mais l’insouciance inhérente à leur âge et la joie de se revoir après une aussi longue séparation, leur fit bientôt reprendre leur amoureux babil.

Beaulac l’en ayant priée, Mlle de Rochebrune lui fit le récit de ses aventures. Puis la conversation devint plus intime. Ils se parlèrent longtemps bien bas, tout bas, car la bouche de Raoul était si près de la fine oreille de Berthe que la jeune fille sentait l’haleine de son amant flatter les contours de sa joue veloutée. Leurs regards, où se lisaient tous les sentiments de leur âme, accompagnaient ce duo plus charmant encore que les harmonieuses roulades que les oisillons perlaient à la cime des arbres, sur le passage des deux amants, en lustrant leurs plumes avec les goutelettes de rosée tombées sur le bord de leurs nids.

Les chevaux couraient toujours, et sous leurs pieds nerveux, la terre du chemin fuyait grise et rayée.

Comme ils arrivaient au Belvédère, sur le chemin de Sainte-Foye, Raoul et Lavigueur entendirent des coups de fusil qui crépitaient sur leur droite, dans la direction des Plaines ou du Foulon.

— Entends-tu, Jean ? s’écria Raoul.

— Oui, mon lieutenant, il y a déjà une demi-heure que ça dure.

En effet, Lavigueur, qui était moins préoccupé que les deux amants, entendait depuis quelque temps la fusillade.

— Mon Dieu ! dit Raoul, nous n’arriverons jamais à temps !

Il enfonça ses éperons dans les flancs de sa monture. Le noble animal bondit sous le coup, et son allure, effrénée pourtant, s’accrut encore. L’écume tigrait le poil lustré de ses flancs noirs comme l’aile du corbeau, et courait en veines blanches sur ses souples jarrets.

Raoul déboucha bientôt dans les champs, déserts alors, où s’élève aujourd’hui le faubourg Saint-Jean. Il jeta un regard à droite. Mais le terrain sur lequel il courait était trop bas pour qu’il pût voir ce qui se passait en arrière des hauteurs d’Abraham. Il n’aperçut, au-dessus des collines, que de légers flocons de fumée blanche, dont les taches ouatées ressortaient de la teinte rose dont l’aurore illuminait l’orient.

Quelques coups de fusil retentissaient encore, mais le bruit en allait s’affaiblissant à mesure que Beaulac approchait de la ville.

En quelques secondes, Raoul arriva près de la porte Saint-Jean.

— Qui-vive ! cria la sentinelle, dont la silhouette se découpait en noir sur le ciel au sommet du rempart.

— France.

— Quel régiment ?

— Compagnie de la Roche-Beaucourt. Estafette. Ouvrez vite, l’ennemi est au Foulon.

— Au Foulon !

— Vous n’en savez rien ! Mais, mordieu ! n’avez-vous point entendu la fusillade ?

— Oui, mais nous avons cru que c’était notre