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trêmement riche ; puis le sieur Estèbe, garde-magasin du roi à Québec, et son commis Clavery, préposé, comme on l’a vu, à l’administration de la Friponne.

Enfin, c’était Jean Corpron, l’associé et le commis de Cadet, que ses coquineries avaient fait chasser de chez plusieurs négociants dont il était l’employé, et bien d’autres fonctionnaires de même acabit, dont l’histoire n’a pas jugé à propos de nous conserver les noms.

Le plus laid et le moins spirituel de toute cette société d’intrigants, c’était sans contredit l’aide-major des troupes de la marine, Michel-Jean-Hugues Péan. Bien qu’il n’eût aucun talent et nulle disposition pour la guerre, il avait obtenu ce poste élevé grâce aux charmes de sa moitié qui avait su plaire à M. Bigot.

C’était une adorable coquette que Mme Péan. Elle avait de la beauté, de la jeunesse, de l’esprit, disent les mémoires ; et sa conversation était amusante et enjouée.

« L’intendant fut attaché à elle tout le temps qu’il demeura en Canada, et lui fit tant de bien qu’on envia sa fortune. Il allait régulièrement chez elle passer ses soirées ; car elle s’était faite une petite cour de personnes de son caractère, ou approchant, qui méritèrent sa protection par leurs égards et firent des fortunes immenses. »

Le mari fermait les yeux sur la liaison de sa femme avec l’intendant, et comme il s’enrichissait vite, grâce à Bigot, il s’efforçait de porter noblement son infortune en faisant la cour à la femme de l’un de ses collègues en pillerie, Pénissault, qui était chargé, à Montréal, de la direction d’une maison succursale de la Friponne.

Mais la chronique impitoyable nous apprend que Péan ne fut guère plus heureux de ce côté que dans son ménage, vu que la jolie et spirituelle dame Pénissault finit par lui préférer le chevalier de Lévis, qui l’enleva pour l’emmener en France.

Il va s’en dire que Mme Péan éclipsait toutes les autres femmes auxquelles la faveur, plus encore que le rang, avait, ce soir-là, ouvert les portes du salon de l’intendance.

Aussi se sentait-elle parfaitement à l’aise dans cette somptueuse demeure où elle régnait en maîtresse.

Inondée de bouillons de soie, noyée de brouillards de blonde, elle était mise avec tout le superbe mauvais goût auquel surent arriver, par trop de recherche, les femmes du temps de Louis xv.

Elle portait une robe de soie moirée, à dos flottant, ouverte de corsage et à la jupe qui ondoyait d’autant plus à la lumière des lustres, qu’un énorme panier — cet ancêtre de la crinoline, laquelle vient de disparaitre à son tour — gonflait de manière à obliger ceux qui lui parlaient de se tenir à six pieds de distance.

Des échelles de rubans couvraient la poitrine au défaut de la robe, tandis qu’un gros nœud à deux feuilles s’étalait tout en haut d’un corsage que la mode lascive du temps voulait être très-échancré ; chose dont ne semblait nullement songer à se plaindre la jeune femme qui étalait avec complaisance les épaules les plus parfaitement blanches et arrondies qu’ait jamais effleurées l’haleine d’un valseur.

Un mignon collier d’or et de rubis d’orient s’enroulait comme une couleuvre autour de son beau cou.

Ses luxuriants cheveux noirs, dont la couleur tranchait vivement sur son teint de blonde, se relevaient sur le sommet de la tête, de manière à former autour du front et des tempes une espèce de diadème terminé par une rivière de diamants.

Des manchettes à trois rangs composées de dentelle, de linon et de fine batiste, retombaient en éventail sur un avant-bras nu, rond, blanc et potelé comme en dut rêver le statuaire qui créa la Vénus de Médicis.

Quand cette femme arrêtait sur un homme son œil bleu, dans lequel se miraient, ainsi que de grands roseaux sur les bords d’un lac limpide ses longs et soyeux cils noirs, et qu’un sourire frissonnait sur ses lèvres voluptueuses il se sentait aussitôt vaincu par le charme magnétique de cette fascinatrice beauté.

Bigot, son esclave, ne le savait que trop.

Cependant, l’on avait apporté des tables de jeu autour desquelles s’étaient placés ceux qui voulaient tenter la fortune.

À l’exception de Mme Péan qui suivait le jeu avec intérêt, les autres dames, raides, guindées et la figure vermillonnée, se tenaient assises à l’écart.

Quelques invités, dont les habitudes de froid négoce se refusaient aux hasards du tapis vert, causaient avec elles en chiffonnant d’une main distraite la dentelle de leur jabot ; tandis que certaines dames s’amusaient beaucoup de la contenance gauche de l’ex-bouvier Cadet, qui ne savait que faire de son petit tricorne galonné que l’étiquette ordonnait de porter sous le bras.

L’un des plus joyeux joueurs était sans contredit Bigot. Et pourtant, il était d’une malchance désespérante, pendant que la fortune favorisait Péan qui restait froid ou ne faisait entendre qu’un rire sec lorsqu’on le complimentait sur le monceau d’or qui allait toujours s’entassant devant lui.

Était-ce par affection pour son mari ? je n’oserais vraiment répondre à cette question. Toujours est-il que Mme Péan suivait les différentes phases du trente-et-un avec une animation toujours croissante.

— Vingt-deux en pique, dit Bigot.

— Vingt-sept en cœur, répondit Péan qui étala son jeu.

— Vous gagnez, repartit nonchalamment Bigot, tandis que Péan tirait à lui deux jointées de pièces d’or avec un petit mouvement de langue qui lui était familier, quand lui réussissait une opération monétaire.

— Vous devez avoir devant vous une vingtaine de mille francs, reprit à quelques moments de là Bigot. Si vous le voulez bien, Péan, nous les jouerons d’un seul coup. Il faut en finir, car je m’aperçois, dit-il en se retournant vers les femmes retirées à l’écart, que ces dames qui ne jouent point s’ennuient de ne pas danser.