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L’INTENDANT BIGOT.

Ballottés entre l’espérance et la crainte, les deux marins se soulevaient à chaque instant hors de l’eau pour constater les progrès et la direction de la course du navire en vue.

— Il vient ! il vient sur nous ! répétaient-ils avec ces transports de joie d’hommes peins de vie, mis par un accident subit aux portes du tombeau et qui se voient tout à coup miraculeusement sauvés.

Ranimé par leurs cris, Bigot recouvra quelque peu de force.

— Nous allons donc être sauvés, dit-il. Et malgré que j’attire sur vous, à votre dire du moins, les malédictions du ciel, je ne crois pas que ce Dieu que vous craignez tant m’excepte de votre délivrance.

— Écoutez ! s’écria le capitaine, si vous continuez vos railleries impies, foi de Breton, je vous pousse à l’eau tout de suite.

La menace était si bien accentuée que Bigot n’ose pas l’affronter.

Plus d’une heure s’était écoulée depuis que le navire était en vue, et ses voiles, qui d’abord n’en paraissaient faire qu’une seule et n’étaient pas plus grandes à l’horizon que la blanche aile d’une mouette, se dessinaient clairement maintenant entre le ciel et l’eau.

— S’il ne peut pas changer son allure ! disait le capitaine avec un regard d’angoisse, dans un demi-heure nous serons sains et saufs !

Le cœur battait bien fort aux trois naufragés. La minute suprême où ils pourraient être aperçus approchait.

Le navire venait toujours en plein sur l’épave. Avant même qu’il fût à portée de voix, les malheureux se mirent à crier de toute la force de leurs poumons affaiblis.

Longtemps leur appel courut sur les flots, sans être entendu de ceux qui montaient le bâtiment.

Mais comme le navire n’était plus qu’à deux cents pieds du gui flottant, la figure d’un matelot se pencha sur le bastingage, puis successivement plusieurs autres qui se mirent à crier de leur côté.

On les avait aperçus.

Il était temps, car les naufragés n’avaient plus de souffle.

On arrête le navire, une chaloupe est mise à la mer et fait force de rames à leur secours.

— Si Dieu existe, dit Bigot, après tout, c’est un brave homme !

Le capitaine va se jeter sur lui.

Mais la chaloupe arrive.

— Dépêchez-vous ! crient les matelots de l’embarcation. Un requin suit le sillage du vaisseau depuis deux jours, et dans un clin-d’œil il peut être ici.

La mer est si grosse qu’il est impossible de longer de trop près l’épave contre laquelle la chaloupe pourrait se briser. Aussi, le capitaine et le second se jettent-ils à la nage. Ils gagnent en dix brassées l’embarcation à bord de laquelle ils sont hissés par des bras empressés.

Bigot veut les imiter ; mais il a compté sans ses forces épuisées et sans le poids de sa ceinture bourrée d’or, dont il ne s’était pas séparé.

À peine a-t-il lâché l’épave qu’il enfonce sous la vague.

Il veut crier, mais sa voix se perd sous l’eau.

— Le requin ! s’écrie l’un des matelots, voici le requin !

On se penche sur les rames pour voler au secours du malheureux, quitte à heurter le gui flottant.

Bigot a pu entendre le cri d’alarme.

La terreur lui donne comme un choc électrique et communique à ses muscles une vigueur inattendue.

Ses bras frappent vigoureusement la lame et sa tête remonte hors de l’eau.

Encore deux brassées, deux secondes et il atteindra l’embarcation.

Mais les matelots poussent une exclamation de terreur et leurs rames s’arrêtent immobiles.

Une éclair argenté sillonne l’eau verte à trois pieds de Bigot.

Puis une grande gueule rouge bordée de dents longues et blanches jaillit hors de la mer, s’élance encore, s’ouvre et se referme avec un bruit mat sur le corps du misérable nageur.

Un seul cri, mais horrible, épouvantable, retentit. Le monstre marin rentre sous les vagues, L’eau se teint de sang et ballotte un instant quelques débris humains qui, eux aussi, finissent par disparaitre sous les flots ......................................

Après le châtiment des hommes, était enfin venue la vengeance de Dieu.


FIN.