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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/21

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le son de leur voix s’éteignit derrière la porte que l’on referma sur les deux visiteurs.[1]


CHAPITRE IV.

portraits et caractères.

On se convaincra que l’élite de la société de Québec était, ce soir-là, réunie chez M. Ruette d’Auteuil, pour peu que l’on veuille bien prêter l’oreille aux noms des invités qu’un domestique annonce à mesure qu’ils arrivent.

Mais je dois mentionner d’abord le nom de la maîtresse de la maison, Mme d’Auteuil, née Claire-Françoise de Clément. C’était une personne de trente-six à quarante ans, de taille moyenne et d’un air fort distingué. Elle accueillait ses hôtes avec cette aisance et cette urbanité que peut seule donner la naissance.

En premier lieu, parmi les invités, venaient Louis-Théandre Chartier de Lotbinière, lieutenant-général de la prévôté de Québec, sa femme Marie-Élizabeth d’Amours, et leur fils aîné, alors âgé de vingt-deux ans, René-Louis Chartier, qui devait être plus tard conseiller du roi et lieutenant civil et criminel. Puis, c’était M. le Vieux de Hauteville, lieutenant-général de la sénéchaussée, marié en 1654 à Marie Renardin de la Blanchetière, à laquelle il donnait en ce moment le bras. Apparaissaient ensuite les sieurs Le Gardeur de Tilly et Le Gardeur de Repentigny, le commis-général Charles Aubert, sieur de La Chenaye, M. Blaise de Tracolle, médecin, qui devait mourir l’année suivante, et bien d’autres dont j’oublie les noms : en tout une vingtaine de personnes de naissance et d’éducation qui composaient la majeure partie de l’aristocratie de Québec. Car il ne faut pas oublier que notre ville ne comptait alors que huit cents habitants, que l’immigration avait été bien lente jusqu’à cette époque, et que les autres personnages de naissance et de fortune qui firent ensuite marque dans la colonie ne devaient arriver, pour la plupart, que l’année suivante avec le beau régiment de Carignan.

De toutes les femmes qui composaient cette réunion, la plus jeune, la plus belle et la plus admirée était sans contredit Mlle Jeanne de Richecourt, celle-là même que Mornac avait préservée de la brutalité de l’Iroquois Griffe-d’Ours.

Elle portait à ravir une délicieuse toilette. Une robe de soie rose emprisonnait sa taille svelte, mais riche, dans un corsage à longue pointe ; la jupe, ample et retroussée sur le devant par un nœud de ruban de satin, retombait en arrière sur une seconde jupe plus étroite, en soie verte et moirée, garnie de fines dentelles. Comme les manches de la robe se portaient alors très courtes, celles de la chemise, terminées par des poignets de valenciennes, laissaient voir un avant-bras nu, blanc, ferme, modelé comme celui de la belle Madeleine au Désert du Corrège, et terminé par la plus aristocratique main du monde.

Lorsque votre œil, fasciné déjà, remontait jusqu’à l’encolure du corsage que la mode nouvelle voulait décolleté, le regard s’y arrêtait ébloui par le moelleux des contours et la pureté du tissu des resplendissantes épaules et de la naissance d’une gorge dont le peu qu’on en apercevait eût mérité d’être immortalisé par le pinceau d’un Titien.

À quelques-uns de mes lecteurs cette description semblera bien mondaine. Dieu m’est témoin pourtant que je n’en peux mais et que je reste dans les strictes bornes de la vérité historique.

Les dames canadiennes d’alors, nos vénérées aïeules, dont je veux ressusciter en mes œuvres la beauté, la jeunesse et les vertus héroïques, aimaient assez se décolleter, puisqu’il appert que Mgr de Laval dut leur défendre, par un mandement spécial, de venir à l’église les épaules et les bras nus. Ah ! ce n’est point la peine de jeter les hauts cris, mesdames ; car, malgré cela, nos chastes grand’mères valaient, pour le moins, autant que celles d’entre vous qui plissent la lèvre en me lisant, et dont le menton essaye en vain de se cacher sous leur collet haut monté.

Jusqu’ici ma plume a pu trouver des mots sans doute bien impuissants à donner une idée de la beauté gracieuse de Mlle Richecourt ; mais maintenant que mes yeux en sont arrivés à contempler sa figure, je me demande avec effroi s’il ne me faut pas renoncer à la peindre. Eh ! comment peindre avec des mots sans couleur ? C’est ici que l’écrivain se sent inférieur au peintre. Si tous les deux ont pour modèle un idéal qu’ils n’atteignent jamais, l’artiste, du moins, peut donner à sa toile une apparence de vie, des tons chauds, des traits distincts qui offrent aux yeux une image déterminée de sa pensée, de sa conception, de son rêve. Tandis que l’écrivain… Lisez plutôt les cent mille et un portraits d’héroïnes de tous les romans qui ont jamais été écrits, et citez-m’en dix, trois, un seul, qui donne au lecteur une idée nette de la femme que l’auteur a voulu représenter. Au contraire, le moindre croquis, fait par le plus petit des crayonneurs, n’imprime-t-il pas pour longtemps en votre mémoire les traits, l’ensemble d’un portrait sur lequel vous prenez la peine d’arrêter vos yeux durant quelques secondes ?

Puisque les plus belles phrases descriptives produisent un si pauvre effet, je ne me vais servir que des mots les plus simples pour décrire l’adorable figure qui est bien là, devant moi, me souriant dans le silence de la nuit, et que j’entrevois avec extase dans le nimbe radieux de la vive lumière de ma lampe.

  1. Pour appuyer d’une preuve irréfutable l’épisode qui termine le chapitre précédent, et montrer les déplorables effets que les boissons enivrantes causaient chez les Sauvages, je me permettrai de citer un fragment d’une lettre de la Mère de l’Incarnation à son fils. « Ces boissons, disait-elle, perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même ; car chacun est maître dans la cabane quand il s’agit de manger et de boire ; ils sont pris tout aussitôt de vertige et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde ; soit de jour, soit de nuit, ils courent par Québec, sans que personne les puisse empêcher. Il s’en suit de là des meurtres, des violements, des brutalités monstrueuses et inouïes… »