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tit au bout d’une année, comme elle allait avoir dix-huit ans.

Sur les entrefaites, M. des Corbières étant retourné en France, Jeanne qui ne pouvait l’y suivre, pour des raisons que nous connaîtrons avant longtemps, se trouva presque seule et sans conseil. Car à l’affection qu’elle portait à sa fille adoptive, Mme Guillot, chez laquelle vivait Jeanne, joignait un sentiment de délicate déférence pour cette jeune personne d’une position plus élevée que la sienne, et cela d’autant plus que la demoiselle de Richecourt payait royalement à la bonne dame et sa pension et ses soins attentifs. Jeanne étant donc livrée presque à elle-même, accepta avec empressement les invitations que sa beauté, sa jeunesse et sa fortune lui valurent aussitôt des meilleures familles de Québec. En quelques mois ce fut elle qui donna le ton à la petite société de la capitale. On se rangea volontiers sous la loi de la belle enfant, qui semblait née pour régner sur les esprits et les cœurs.

Elle n’avait pourtant pas été sans se rappeler les recommandations que son pauvre père lui avait faites, sur le lit de mort, de vivre retirée le plus possible et d’éviter la rencontre des personnes de qualité qui viendraient de France. Mais l’insouciance de la jeunesse, la passion que Jeanne avait de briller, lui avaient bientôt fait, sinon mépriser, du moins négliger les sages conseils de M. de Richecourt.

Hélas ! elle devait avant longtemps regretter son imprudence. À peine y avait-il un an qu’elle faisait ainsi l’ornement de la société de Québec, lorsqu’un certain M. de Vilarme se mit à lui faire la cour. Cet homme arrivait de France et se faisait passer pour un voyageur curieux d’étudier les mœurs des tribus indigènes et la nature du Canada.

Mlle de Richecourt ne prêta pas grande attention aux soins empressés du nouveau venu, et le traita avec d’autant plus d’indifférence qu’il était âgé de quarante ans et laid plus que de raison. Cinq coups de plume suffiront pour le peindre. Pierre de Vilarme était petit, gros, rouge de figure, de barbe et de cheveux. Sa bouche était épaisse et son nez camus. Ses yeux d’un gris sale louchaient affreusement sous un front bas et ridé. Rien de franc ni d’ouvert dans ce vilain visage, qui ne trahissait au contraire que fourberie et méchanceté. Ce n’était pas, on le voit, un homme à produire quelque impression favorable sur la belle Jeanne de Richecourt.

Tant qu’il sut se tenir sur la réserve et ne lui point parler directement d’amour, Jeanne, qui avait bon cœur, supporta les assiduités de M. de Vilarme. Mais un jour qu’elle était seule dans son appartement, chez Mme Guillot, et qu’il osa demander la main de la jeune fille, celle-ci ne sut plus se contenir et le pria de porter ailleurs ses attentions.

Comme le sieur de Vilarme insistait trop, elle lui dit qu’il l’ennuyait et qu’avec un peu d’esprit, il aurait dû s’apercevoir depuis longtemps qu’elle ne voudrait jamais être sa femme.

Jeanne avait cru déconcerter son disgracieux admirateur. Au contraire, celui-ci, qui s’était jusque-là composé un maintien souriant et soumis, lui avait soudain saisi le poignet, s’était brusquement rapproché d’elle. Puis il lui avait parlé pendant cinq minutes à voix basse, en serrant à le broyer ce frêle poignet de jeune fille, et s’en était allé sans attendre de réponse.

Mme Guillot était entrée sur ces entrefaites, et avait trouvé Mlle de Richecourt hors d’elle-même et la figure baignée de larmes.

Ce que cet homme lui avait dit était donc bien terrible !

À partir de ce jour, M. de Vilarme ne se montra plus chez Mme Guillot ; mais Jeanne ne pouvait faire un pas au dehors sans rencontrer sur son chemin ce vilain homme. Était-elle invitée quelque part, elle était sûre de l’y trouver aussi. Bien qu’il ne s’approcha presque plus de Mlle de Richecourt, il l’observait d’un œil tellement tyrannique, qu’elle osait à peine accepter les plus simples hommages des quelques gentilshommes de la colonie, qui va sans dire, s’empressaient autour d’elle. Bien plus, dès que M. de Vilarme apparaissait dans une réunion où se trouvait Jeanne, celle-ci changeait de couleur et se montrait si troublée, si contrainte, qu’on ne fut pas longtemps à le remarquer.

Il y avait une année que durait ce manège, pendant laquelle Mlle de Richecourt refusa deux fort bons partis, et l’on chuchotait partout sur les singulières relations qui pouvaient exister entre le sieur de Vilarme et Mlle de Richecourt, lorsqu’elle fit son entrée chez M. Ruette d’Auteuil, accompagnée du chevalier Raoul de Mornac. C’était le soir du 18 septembre 1664.

À peine le chevalier était-il revenu de la surprise où la brusque déclaration de parenté de Mlle de Richecourt l’avait jeté, et allait-il entrer dans la salle où la société se trouvait réunie, que Jeanne se pencha vers Mornac et lui dit rapidement à l’oreille :

— Je suis la fille de feu le comte Jean Richecourt. Tâchez, mon cousin, de vous trouver seul un moment auprès de moi durant la soirée. Il faut absolument que je vous parle. Il y va de mon bonheur, de ma vie peut-être. Un grand danger me menace, et je compte, pour le conjurer, sur vous, que l’ange gardien de notre famille a sans doute envoyé vers moi.

Comme ils arrivaient à la porte de la salle, Mlle de Richecourt laissa le bras de Mornac et entra, suivie de ce dernier, qui se disait :

— Sandedious ! il paraît que les aventures ne me manqueront pas en ce pays.

Fidèle à son poste, le sieur de Vilarme était déjà rendu chez M. d’Auteuil. Mlle de Richecourt s’approcha de la maîtresse de la maison, et lui dit, après l’avoir saluée fort amicalement :

— Permettez-moi, Madame, de vous présenter mon cousin, M. du Portail, chevalier de Mornac, arrivé de France aujourd’hui même.

En prononçant les mots mon cousin, Mlle de Richecourt lança un regard de défi à Pierre de Vilarme, qui pâlit et se mordit les lèvres.

Il paraissait connaître le chevalier et semblait moins que charmé de cette rencontre imprévue.

— Je suis ravie de vous voir chez moi, monsieur le chevalier, répondit Mme d’Auteuil avec un sourire des plus gracieux, vu qu’elle avait une fille, mademoiselle Charlotte-Anne,