Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/34

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En se levant de table, Jolliet porta sa chaise auprès du mur et tout à côté de l’une des fenêtres qui regardaient sur le nord ; puis il se rapprocha vivement de la croisée en s’écriant :

— Oh ! venez donc voir la belle aurore boréale !

On accourut aux fenêtres et chacun put contempler la scène féerique offerte ce soir-là, par le ciel à la terre.

D’abord d’une teinte égale et uniforme, une grande lueur blanche, qui s’élevait du côté du nord et montait dans l’espace, se fendit en millions de striures lumineuses et frangées comme les innombrables stalactites suspendues à la voûte de grottes merveilleuses, et sur lesquelles la lumière des torches se réfléchit avec des scintillations infinies.

Ces grands courants, d’un blanc éclairé, commencèrent à se mouvoir, à courir avec rapidité sur le fond du ciel sombre. Tantôt avec la vitesse de la fusée qui part, ils se déroulaient dans le firmament comme d’immenses rubans de satin blanc et moiré qui ondoyaient sur l’obscurité de la nuit avec des reflets argentés. Puis, comme secoués par un souffle mystérieux, ils se balançaient un moment au-dessus de la terre assombrie et se repliaient soudain sur eux-mêmes avec la promptitude d’un éclair qui s’éteint.

Reprenant après leur nuance égale et primitive, ils allaient se développer au-dessus de l’horizon comme un large turban, enroulé sur la tête du globe, et qui faisait miroiter dans l’infini son céleste tissu piqué, ça et là, de fils d’or figurés par les étoiles scintillant au travers de ces vaporeuses clartés.

Tantôt ils se séparaient distinctement, et, ainsi qu’une folle troupe d’esprits titaniques, ils couraient aux quatre coins de l’horizon, formaient une gigantesque chaîne et dansaient autour des mondes la ronde la plus fantastique et la plus échevelée.

Ils allaient, tournant si vite, qu’à les regarder, l’œil se sentait pris de vertige, quand tout à coup, ce grand cercle mouvant se resserre, se rétrécit encore, s’amincit vers son centre et s’arrête immobile, mais toujours lumineux, au milieu du ciel où il forme un soleil énorme dont les rayons sans nombre dardent en dehors leurs traits pâles et tremblotants. Sombre d’abord, le centre de cet astre éphémère prend bientôt une couleur rougeâtre qui devient pourpre en un moment, tandis qu’un brillant météore s’allume au sein de ce soleil étrange, éclate, tombe vers la terre, en laissant à sa suite une fugitive traînée tricolore, jaune, verte et rouge, et va s’abîmer au loin vers le bas du fleuve qui s’empourpre un instant d’une teinte enflammée, puis rentre dans l’obscurité.

Et, comme si c’était un signal de retraite, le cercle aux rayons agités là-haut se brise, et les courants de lumière diaphane se dispersent et s’éteignent dans l’air, poursuivis par la lueur sanglante du centre, laquelle grandit, s’épaissit, s’étend victorieusement dans l’insondable coupole du ciel qui longtemps, durant la nuit, garda cette couleur d’un rouge effrayant.[1]

Les spectateurs de cette scène grandiose restèrent silencieux tout le temps qu’elle dura.

Quand le météore s’éteignit dans le fleuve, Mornac s’écria :

— Voilà, sandis ! qui est magnifique !

— Ce spectacle est en effet terriblement beau, repartit Mlle de Richecourt. Il me rappelle ceux qui précédèrent le tremblement de terre de l’hiver dernier. Dieu nous garde, cette année, de semblables agitations.

— Ce fut donc bien effrayant ? demanda Mornac en accompagnant cette question d’un regard brûlant qui fit baisser les longs cils noirs de Mlle de Richecourt.

— Oh ! oui ! répondit Jeanne.

— Mais veuillez alors m’en faire le récit ?

— Bien volontiers, mon cousin. Sachez d’abord que, durant l’automne de 1662, le ciel sembla nous donner des avertissements par des phénomènes pareils à ceux d’aujourd’hui et plus terribles encore. « Au milieu du mouvement rapide et brillant des aurores boréales, des météores ignés, sous la forme de serpents embrasés, s’enlaçaient les uns dans les autres et volaient par les airs, portés sur des ailes de feu. Tout le monde put voir à Québec un grand globe de flammes qui faisait un assez beau jour pendant la nuit, si les étincelles qu’il dardait de toutes parts n’eussent mêlé de frayeur le plaisir qu’on prenait à le voir. Les habitants de la côte de Beaupré en remarquèrent un semblable s’étendant au-dessus de leurs champs comme une grande ville dévorée par l’incendie. Leur terreur fut extrême, car ils crurent qu’il allait tout embraser. Un même météore parut sur Montréal ; mais il semblait sortir du sein de la lune, avec un bruit qui était celui des canons et des trompettes, et s’étant promené trois lieues en l’air, fut se perdre enfin derrière la grosse montagne dont cette ville porte le nom. » [2]

Ces phénomènes continuèrent de se faire voir durant une partie de l’hiver, lorsque arriva le lundi gras qui était le cinquième jour de février. « La journée avait été belle et sereine. Bien des gens avaient commencé à célébrer le carnaval par les amusements ordinaires, lorsque, vers les cinq heures et demie du soir, on sentit dans toute l’étendue du pays un frémissement de la terre, suivi d’un bruit ressemblant à celui que feraient des milliers de carrosses lourdement chargés et roulant avec vitesse sur des pavés. Bientôt cent autres bruits se mêlèrent à ces deux premiers : tantôt l’on entendait le pétillement du feu dans les greniers, tantôt le roulement du tonnerre, ou le mugissement des vagues se brisant contre le rivage ; quelquefois on aurait dit une grêle de pierres tombant sur les toits ; le sol se soulevait et s’affaissait d’une manière effrayante ; les portes s’ouvraient et se fermaient avec bruit ; les cloches des églises et le timbre des horloges sonnaient ; les maisons étaient agitées comme des arbres, lorsque le vent souffle avec violence ; les meubles se renversaient, les cheminées tombaient, les murs se lézardaient ; les

  1. On sait que les années 1663 et 1664 furent remarquables, au Canada, par les phénomènes célestes et terrestres qui frappèrent d’étonnement et même d’épouvante tous les esprits du temps.
  2. Relation du P. Jérôme Lalemant.