Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/36

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plus unis, plus vigilants, plus rusés, plus cruels que les nôtres portés à préférer les expéditions de chasse aux courses continuelles dans les sentiers de guerre. Que mes frères blancs ne croient pas que nos guerriers, une fois au combat, fussent moins braves, moins forts, moins agiles que ceux des Cinq Cantons. Mes frères se tromperaient. Mais ce qui finit par causer la perte de ma nation, c’est que le Grand-Esprit a toujours donné à ses enfants hurons des cœurs plus doux et des yeux moins épris de la vue du sang que ceux de nos ennemis. Tandis que les Iroquois ne craignaient point de venir se cacher aux environs de nos villages pour enlever quelques chevelures, nos guerriers, qui rêvaient de grandes chasses aux caribous, se laissaient quelquefois surprendre jusque dans leurs cabanes.

« Nous étions encore les plus nombreux et les plus forts, lorsque dans l’été qui suivit l’arrivée du puissant chef blanc, mon père Darontal, qui était le grand capitaine de notre nation, pria le vôtre d’accompagner, avec quelques soldats blancs, nos hommes de guerre dans une expédition contre les Cinq Cantons iroquois. Vos armes merveilleuses et terribles, alors inconnues aux enfants de la forêt, devaient nous aider beaucoup en frappant nos ennemis d’épouvante. Ce qui arriva. Dès que les Iroquois eurent vu les éclairs, entendu le tonnerre sortir de vos armes et jeter la mort dans leurs rangs, ils se sauvèrent dans les bois où nos guerriers les poursuivirent bien loin. Je me souviens d’avoir entendu raconter cette victoire par mon père lorsque, à son retour, il suspendit au poteau du ouigouam, les scalps des ennemis qu’il avait tués. »

Au souvenir des exploits de son père, la figure bronzée du Renard-Noir s’anima d’un noble orgueil. Ses yeux, où les lueurs du foyer venaient se réfléchir, semblaient lancer des flammes. Après quelques instants de silence il reprit :

« — J’avais continué de croître et mes yeux avaient vu dix fois la neige fondre autour de nos cabanes, lorsque le grand chef blanc vint passer un hiver sous le ouigouam de mon père Darontal.[1] C’était à la suite d’une seconde expédition contre nos ennemis les Iroquois. Elle avait été moins heureuse que la première, et les nôtres avaient été obligés de s’en revenir au pays, après avoir tué pourtant beaucoup d’ennemis. La saison des neiges était proche et nos guerriers n’avaient pas voulu se hasarder à escorter votre capitaine jusqu’à Stadaconna. Ils l’avaient décidé à passer l’hiver dans une de leurs bourgades. Votre chef choisit celle de Carhagouba parce que mon père, qui était son ami, l’habitait. C’était le plus grand village des Attignaouantans.

« C’est alors que je le vis, cet illustre capitaine qui savait toutes les choses que le Grand-Esprit peut donner aux hommes de connaître. Depuis longtemps le bruit de son nom et de sa puissance avait frappé l’oreille des femmes, des enfants et des vieux de notre nation, qui ne l’avaient pas encore vu. Toutes les familles de la bourgade allèrent au-devant de lui. Des coureurs nous avaient annoncé d’avance sa prochaine arrivée. Quand il parut nos yeux n’étaient pas assez grands pour le regarder et chacun admirait sa bonne mine, ses armes étranges et terribles et ses riches vêtements.

« Pendant l’hiver qu’il passa sous le ouigouam de mon père, il me prit en amitié, m’apprit à comprendre votre langue, et le soir, à la lueur du feu de la cabane, il commença à m’initier au secret de deviner dans vos livres les signes visibles de la pensée. En retour, je le suivais partout, je prenais soin de ses armes et l’accompagnais à la chasse où je lui étais utile en portant ses munitions et le gibier qu’il tuait.

« Je m’attachai tant à lui que je demandai à mon père d’accompagner le grand capitaine à Stadaconna quand le printemps fut revenu. Ce qui me fut permis lorsque le chef blanc eut dit à Darontal qu’il consentait à m’emmener et à me garder avec lui tout le temps que je voudrais.

« Quand la glace qui couvrait les grands lacs se fut en allée, je descendis la longue rivière avec l’escorte qui accompagnait les blancs.

« Durant bien des lunes je demeurai à Stadaconna auprès du savant capitaine. J’achevai d’apprendre à lire, et, instruit dans votre religion par les robes noires, j’eus la tête lavée par l’eau qui rend chrétien. J’assistai à l’agrandissement du village de Québec et pris part aux travaux que dirigeait le grand maître qui portait bien son nom puisque celui-ci veut dire champ fertile.

« J’avais vu l’été réchauffer vingt-quatre fois la terre, lorsque d’autres blancs, ennemis des vôtres, [2] s’en vinrent déclarer la guerre à nos amis qui, en plus petit nombre et affaiblis par la faim, se rendirent prisonniers aux Yangees[3] qui les emmenèrent tous sur leurs grands canots par-delà le vaste lac salé.

« Privé de mon second père, le grand capitaine blanc, et plein de haine contre les étrangers nouveaux venus dont je ne comprenais pas le langage, je m’échappai sur un canot et m’en retournai au pays des Ouendats.

« Ce fut alors que la belle Fleur-d’Étoile[4] se trouva sur le sentier de ma jeunesse. Nous chassions près des bords du lac Ouentaron[5], lorsque la jeune fille m’apparut un soir sur le rivage. Elle venait de se baigner et l’eau ruisselait sur son beau corps, que rougissaient les rayons du soleil couchant. J’avais déjà remarqué Fleur-d’Étoile entre toutes les vierges du village de Teanaustayé, et chaque fois que je

  1. On sait que Champlain fut obligé d’hiverner, en 1616, au pays des Hurons, et qu’il y fut l’hôte de l’un des principaux chefs nommé Darontal.
  2. Kirk et les troupes anglaises.
  3. Le mot Anglais était trop dur à prononcer pour une bouche sauvage. Aussi les Iroquois et les Hurons disaient-ils Yangees ; d’où le mot Yankees.
  4. Ce nom que le Renard-Noir donne à la jeune fille est dérivé de celui d’une plante indigène, l’étoile jaune ailée (aster). « La tige de cette plante a environ deux coudées de haut, elle est ronde et fort chargée de feuilles d’un vert obscur. Ses fleurs jaunes sont en étoiles rondes et naissent à l’extrémité de la tige sur des pellicules assez longs. » Charlevoix, tome II.
  5. C’était le nom sauvage du lac aujourd’hui appelé Simcoe.