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Nous nous séparâmes en plusieurs partis pour les arrêter. La première bande de nos guerriers fut repoussée. Comme les Iroquois les poursuivaient en les chassant vers Ataronchronons, je tombai sur les ennemis avec deux cents Hurons chrétiens qui m’avaient choisi pour chef.

« Surpris, les Iroquois lâchent pied à leur tour et courent se réfugier dans l’enceinte de Saint-Louis. Les palissades seules restaient debout. Les ennemis y cherchent un abri. Nous les y suivons. Le grand nombre est tué, le reste se sauve. Nous étions maîtres de la place. Ce ne fut pas pour longtemps. Au bout d’une heure le principal corps des Iroquois s’abattait sur les palissades en hurlant leur cri de guerre.

« Ce fut alors un des plus furieux combats dont les anciens se souviennent. Nous n’étions plus que cent cinquante capables de combattre les sept cents Iroquois qui nous attaquaient. Mais nous voulions mourir après en avoir tué le plus grand nombre possible. La bataille dura tout l’après-midi. La nuit était descendue sur la terre que nos cris de guerre et le bruit de nos coups retentissaient encore au loin dans la forêt. Enfin le nombre l’emporta et il n’y avait plus autour de moi que vingt Hurons épuisés de blessures et de fatigue, quand nous fûmes terrassés et faits prisonniers.

« Les Iroquois avaient perdu plus de cent de leurs meilleurs guerriers dont plusieurs capitaines. La victoire leur coûtait cher.

« Au milieu de la nuit, tandis que les vainqueurs s’amusaient à torturer quelques-uns des nôtres, je brisai mes liens et me sauvai vers Sainte-Marie. J’avais encore soif de sang.

« Sept cents guerriers hurons sortaient d’Ataronchronons afin de poursuivre les Iroquois. Tout couvert de blessures et mourant de faim je partis avec eux. Je me sentais assez de force pour en tuer encore. Nous ne pûmes jamais rejoindre nos ennemis qui s’enfuyaient après avoir massacré beaucoup de leurs prisonniers. Nous trouvâmes les cadavres de plusieurs des nôtres qu’ils avaient assommés pendant la marche et d’autres attachés à des troncs d’arbres et à moitié brûlés par des branches entassées à la hâte.

« Nous ne revînmes que pour assister à la débâcle d’une nation épouvantée. Quinze bourgades étaient déjà abandonnées et brûlées, et les familles et les tribus se dispersaient de tous côtés. Les uns s’enfoncèrent dans les solitudes du nord ou de l’est ; un bon nombre alla demander asile à la nation des Tionnontates, dans la vallée des Montagnes-Bleues ; quelques autres joignirent la peuplade des Neutres, au nord du lac Érié.

« Le parti le plus nombreux, j’en étais avec mon seul et dernier fils que j’avais retrouvé à Tohotaenrat, fut se retirer dans l’île que nous appelions Ahoendoé et que les robes noires nommèrent Saint-Joseph. Elle repose dans le grand lac Huron à l’entrée de la baie de Matchedash.[1]

« Dans l’automne nous étions là six ou huit mille misérables manquant de tout. Nos maux augmentèrent encore quand vint l’hiver. On vit des hommes, des femmes et des enfants décharnés se traîner de cabane en cabane comme des squelettes vivants pour y demander quelque chose à manger.

« Il en mourut bientôt par douzaine tous les jours. Les survivants manquant de plus en plus de vivres, se mirent à déterrer les morts pour s’en nourrir. Une maladie aida l’œuvre de la famine. Avant le printemps la moitié des exilés de l’île Ahoendoé étaient morts. Mon dernier fils atteint de la maladie horrible mourut entre mes bras, comme le printemps s’annonçait par la fonte des neiges. Je n’avais plus de famille et j’allais rester seul sur la terre !

« Quand les glaces furent fondues sur le lac, beaucoup de survivants affamés traversèrent vers la terre ferme pour y chercher leur subsistance.

« Mais les Iroquois les y guettaient encore et les massacrèrent tous.

« On apprit dans le même temps que la nation des Tionnantates, chez laquelle plusieurs de nos familles s’étaient réfugiées l’automne précédent, avait été attaquée durant l’hiver par nos ennemis communs qui avaient détruit la bourgade Etarita (Saint-Jean) après en avoir massacré les femmes, les vieillards et les enfants un jour que tous les guerriers étaient absents à la recherche des Iroquois.

« La terreur fut alors à son comble, et les robes noires qui avaient courageusement partagé tous nos malheurs, nous offrirent de nous emmener avec eux pour nous conduire près du fort de Québec, où nous serions assurément en sûreté.

« Nous n’étions plus que trois cents, et nous les suivîmes jusqu’à Stadaconna, quittant pour toujours la terre où les os de nos aïeux et de nos proches allaient dormir abandonnés dans l’oubli.

« La grande nation des Ouendats avait disparu et la plus petite peuplade des Iroquois dominait et se faisait craindre au loin sur le territoire du Canada.

« Mes frères s’établirent dans une longue île qui regarde Québec. Quelque temps je demeurai avec eux. Mais poursuivi par leurs sourds et injustes reproches d’avoir attiré sur leurs têtes des malheurs, qu’ils auraient pu éviter en suivant mes conseils, je les quittai tout à fait pour venir ici habiter et travailler avec mon frère le visage pâle (Joncas) que j’avais autrefois rencontré en ami dans nos regrettés pays de chasse.

« Maintenant le Renard-Noir est le seul de sa famille sur la terre, et quand vient le soir il va souvent s’asseoir sur le bord du grand fleuve en songeant à ceux qui ne sont plus et qu’il aima tant. Quelquefois le chef disparaît durant de longs mois et mon ami, le visage pâle, ne sait plus ce que je suis devenu. Un bon jour, pourtant, le Renard-Noir reparaît sous ce toit. Le front du chef est alors plus serein ; son cœur bat plus vite à la vue de quelque scalp sanglant qu’il rapporte et qu’il s’en va cacher en un endroit connu de lui seul. Il y en

  1. Cette île, située dans la baie Georgienne, porte aujourd’hui le nom de Charity ou de Christian Island. On y voit encore les restes d’un fort de pierre que les Jésuites y firent alors bâtir pour protéger les Hurons.