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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/42

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commencement de l’après-midi du lendemain de leur arrivée à la Pointe-à-Lacaille.

Ils venaient de dîner et se dirigeaient tous, en sortant de l’enceinte de palissades qui entourait la maison, vers un champ de blé dont on avait commencé la moisson le matin même.

Joncas, le fusil en bandoulière et une faucille à la main, battait la marche avec sa femme. Après eux venaient le Renard-Noir et Jean Couture, le garçon de ferme, également armés et pourvus de fourches, de faucilles et de râteaux. Mme Guillot appuyée sur le bras de son fils, Jeanne avec Mornac et enfin Vilarme les suivaient à la file.

Malgré ce qu’on avait pu lui dire, Mornac n’avait pas voulu se charger d’un mousquet ; et il disait à Jolliet qui le précédait :

— Vous voyez bien, mon jeune ami, qu’il est inutile de s’embarrasser d’armes pesantes. N’avons-nous point passé toute la matinée au dehors sans être inquiétés ?

— C’est vrai, répondit Jolliet. Mais nous étions tous sur nos gardes, et si quelque ennemi rôdait aux environs, il a dû remarquer que nous étions prêts à le recevoir. Dans ce pays, monsieur le chevalier, c’est à l’heure où l’on s’y attend le moins que l’on est attaqué.

— Bah ! la forêt d’à côté est trop paisible pour receler des maraudeurs, et je suis maintenant convaincu que j’ai été victime, hier soir, de mon imagination échauffée par vos récits de surprises et de combats et que je vous ai causé de vaines alarmes. D’ailleurs, mordious ! avec ma bonne lame et cette paire de pistolets, je ne craindrais pas à moi seul, dix de vos canailles d’Iroquois.

Mornac accompagna ses paroles d’un de ces gestes superbes que je ne connais qu’à mon ami Faucher de Saint-Maurice. Jolliet était trop poli pour relever la gasconnade de son hôte.

Le champ où nos connaissances se dispersèrent, selon leurs occupations ou leur agrément, s’étendait, sur une largeur de trois arpents jusqu’à l’accore qui le séparait du fleuve. À partir de la rivière à Lacaille en remontant le bord du Saint-Laurent, le terrain cultivé pouvait avoir cinq arpents de longueur, et se composait : d’abord, d’une partie ensemencée de fèves, de pois et de légumes, ensuite d’une lisière nue où l’on avait fait les foins quelques semaines auparavant, et enfin, toujours en amont, d’un champ de blé qui longeait le bois terminant le domaine.

Les travailleurs se mirent à l’ouvrage. Joncas et sa femme, agenouillés sur le sol, coupaient hardiment, tandis que Jean Couture retournait et entassait le grain abattu dans la matinée. Le Renard-Noir appuyé la plus grande partie du temps sur une longue fourche, donnait quelquefois un coup de main au garçon de ferme : mais on voyait à l’air dédaigneux du Huron que ce genre de travail lui déplaisait. On sait que chez les Sauvages c’étaient les femmes qui cultivaient les champs de maïs et faisaient la moisson ; les hommes ne s’occupaient que de chasse et de guerre.

Jolliet et sa mère tâchaient de se rendre utiles. Mme Guillot coupait de son mieux des poignées de longs fétus de paille qui s’affaissaient sur le sol chargés de leurs lourds épis jaunes, et son fils liait en gerbes le grain suffisamment sec.

Jeanne de Richecourt, sa jolie main passée sous le bras de son cousin Mornac, se promenait avec lui dans l’espace libre le plus rapproché du bois, celui où la moisson était déjà faite. Vilarme, tout en feignant de s’occuper, les quittait à peine du regard ou de l’ouïe ; ce qui paraissait agacer horriblement Mornac.

— Je vous en prie, lui disait Jeanne à voix basse, avec une légère pression de la main sur l’avant-bras du chevalier, je vous en prie, contenez-vous ! Souvenez-vous que je n’ai plus que vous au monde pour me protéger !… Je sais bien que c’est enrageant d’avoir toujours sur nos talons cet homme au regard sinistre… Mais bien qu’il nous épie de la sorte depuis notre départ de Québec, soyez certain que nous trouverons l’occasion de nous parler librement… Mon Dieu que j’ai hâte d’ouïr les confidences que vous m’avez promises à son sujet !

— Ma chère cousine, répondit à demi-voix Mornac, c’est un récit bien triste et qui vous fera frémir d’horreur et pleurer beaucoup, hélas !… Mais le voici qui se rapproche encore ! Ah ! sang de dious (pardon mademoiselle) quelle envie j’ai de lui donner de mon épée au travers du corps !…

— Allons nous asseoir sur ce tronc d’arbre renversé, dit Jeanne à voix haute, nous verrons mieux le paysage.

— En effet, c’est un fort bel endroit, interrompit M. de Vilarme ; et si vous me le permettez, je vais aller me reposer un instant avec vous. Je suis peu habitué aux travaux des champs et me sens fatigué par la chaleur.

Mlle de Richecourt sentit le bras du chevalier trembler de colère. Elle jeta un regard suppliant à son cousin.

— C’est par trop fort, Vilarme maudit ! pensa Mornac. Et, mordious ! si tu n’es pas aussi lâche que scélérat tu te battras avec moi ce soir ou cette nuit !

Le tronc d’arbre sur lequel ils s’assirent avait été abattu sur la lisière du bois et tout près de l’accore, de sorte qu’ils se trouvaient tous les trois très rapprochés du fleuve et de la forêt, mais éloignés de plus d’un arpent des moissonneurs.

Entre les nuages grisâtres qui couvraient le ciel, perçait, de temps à autre, un pâle rayon de soleil. Bien que la température ne fût pas encore froide, un léger vent de nord qui faisait frissonner quelquefois la surface de l’eau, annonçait la prochaine venue de la saison des pluies.

Le fleuve étendait au loin ses ondes légèrement agitées par la brise du large, et se confondait, en bas, à l’horizon, avec les nues grises qui descendaient jusqu’à l’eau en roulant sur la cime et le flanc des montagnes bleues que l’on voit descendre et disparaître dans l’enfoncement de la baie Saint-Paul.

Sur la rive, la sombre dentelure des arbres se détachait du ciel blanchâtre et s’élevait avec progression en remontant jusqu’à la rivière à Lacaille, de l’autre côté de laquelle on apercevait, à une dizaine d’arpents de dis-