Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/53

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tôt les bras ; c’est malheureux que maman sauvage sente autant l’huile rance. Je m’habituerai difficilement à son odeur maternelle !

Frustrés dans leur espoir de torturer Mornac, les jeunes gens s’étaient tournés du côté de Vilarme, et leurs allures laissaient voir au misérable qu’il allait payer pour deux. Aussi était-il jaune de peur ; les dents lui claquaient dans la bouche.

Déjà l’un des Sauvages s’était emparé de la main droite du malheureux et se préparait à la transpercer avec la pointe d’un couteau, quand la foule s’ouvrit encore pour laisser passer une autre femme moins âgée que la première, mais encore plus laide et repoussante. Cinq ou six enfants sales et nus la suivaient ; elle en portait un autre à la mamelle.

— Je viens d’apprendre, dit-elle avec des sanglots vrais ou feints, que le compagnon de ma vie, le Serpent-Vert, a été tué par les Français ! Me voilà seule désormais, seule avec les enfants qu’il m’a laissés ! Que mon ouigouam va me sembler désert ! L’hiver approche, et je n’ai rien dans ma cabane pour nourrir mes enfants durant la saison des neiges. Nous allons tous périr de faim !…

Ici elle s’arrêta, car ses pleurs redoublaient.

— Donnez-lui le Français ! s’écria une voix railleuse ; et quelqu’un dans la foule désigna Vilarme du doigt.

Un formidable éclat de rire accueillit cette proposition. La digne épouse du Serpent-Vert passait à bon droit pour la femme la plus acariâtre du village. C’était une vraie furie que la Corneille, et comme le Serpent-Vert avait toujours eu la réputation d’un mari souvent battu, pas un guerrier de la tribu n’aurait voulu remplacer le défunt, même pour une douzaine d’arquebuses toutes neuves.

— Donnons-lui le Français ! répétèrent en chœur les jeunes gens.

Et ils s’empressèrent de délier Vilarme avec une célérité qui indiquait clairement que l’infortuné ne faisait qu’éviter un genre de supplice pour en subir un autre plus insupportable encore.

Pour se bien venger d’un homme on ne ferait vraiment pas mieux dans le pays le plus civilisé.

Vilarme levait pourtant au ciel des yeux rayonnants de joie. Griffe-d’Ours lui dit :

— Face pâle, ne te réjouis pas trop vite ! Peut-être qu’avant la nouvelle lune tu viendras te remettre de toi-même au poteau de la torture afin qu’on mette fin à ton supplice. Pour ma part, j’aimerais mieux être scalpé et brûlé dix fois à petit feu que d’être le mari de la Corneille. Va, Chien, et que le bras de ta compagne te soit léger.

Mornac avait parfaitement saisi le sens de cette scène par la pantomime des acteurs ; et comme on conduisait Vilarme en triomphe au ouigouam de la Corneille, le Gascon dit à son compagnon de captivité :

— Mes respects à madame votre épouse, et veuillez embrasser pour moi votre intéressante famille, ajouta-t-il en désignant les enfants morveux du Serpent-Vert.

— Vous me payerez avant longtemps tous vos sarcasmes ! gronda Vilarme qui lui montra le poing.

La mère adoptive de Mornac le conduisit dans sa cabane. Quand elle y fut entrée et sûre qu’ils étaient seuls, elle regarda Mornac avec douceur, fit le signe de la croix et dit, tout bas, en français :

— Je suis chrétienne.

Et son air semblait ajouter : — Comme telle je te pardonne la mort de mon fils.

Ce qui était vraiment sublime au milieu d’un peuple qui ne pratiquait rien moins que le pardon des injures.

Le chevalier surpris voulut l’interroger. Mais elle ne savait de français que ces trois mots seulement.

Cette pauvre femme avait été baptisée par le père Jogues, torturé en premier lieu lors de sa captivité chez les Agniers en 1642 et assassiné par eux, quatre ans plus tard, dans l’un des villages iroquois, où il avait été envoyé en ambassade par M. de Montmagny.

Une heure après, Mornac achevait de dévorer un énorme morceau de venaison que la bonne vieille lui avait donné, quand des cris perçants, suivis de grands éclats de rire, l’attirèrent au dehors.

Un rassemblement de Sauvages entourait le ouigouam de la Corneille. Mornac s’approcha et se mêla au cercle des curieux.

Madame de Vilarme, les cheveux épars sur le dos comme l’une des Euménides, un pied appuyé sur la tête de son nouvel époux qu’elle avait renversé par terre (car c’était une maîtresse femme que la Corneille) le rossait à grand coups de bâton.

François de Vilarme ne voulut jamais avouer le motif qui avait si déplorablement terminé sa courte lune de miel.

Tonnerre de Gascogne ! pensa Mornac en regagnant le ouigouam de la bonne vieille, voici bien la plus grande calamité à laquelle j’ai jamais échappé.


CHAPITRE XI.

où il est encore question du castor-pelé.

Griffe-d’Ours avait fait transporter Jeanne de Richecourt dans la cabane de la Perdrix-Blanche.

La Perdrix-Blanche, sœur de Griffe-d’Ours, devait son nom à son teint moins cuivré que celui des autres femmes de sa race. Elle venait de perdre son mari, tué dans une expédition de guerre, et habitait seule, avec deux enfants, un ouigouam rendu désert par la mort du guerrier.

Jeanne en proie à une fièvre inflammatoire des plus ardentes fut suspendue plusieurs jours entre la vie et la mort. Enfin la force de la jeunesse, et peut-être l’absence de tout médecin, triomphèrent de la maladie, et trois semaines après son arrivée au village d’Agnier elle était en convalescence.

Plusieurs fois, Mornac s’était glissé jusqu’à elle et lui avait prodigué les consolations et les secours qu’il était en son pouvoir de lui donner. Dans ses courtes visites à sa cousine, il lui fallait pourtant user d’une extrême prudence. Car un jour, Griffe-d’Ours l’avait vu