Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/65

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore, et reprendre ces façons d’ogre affamé. Bon ! voici nos armes.

Mornac saisit avec empressement son épée dont il fit plier la bonne lame en appuyant la pointe sur le sol tandis qu’il pesait sur la poignée.

— C’est bien toi, ma vieille ! Je reconnais là ton vaillant fer de Saint-Étienne, [1] qui plie toujours et ne casse jamais. Et la vôtre, baron, est-elle aussi en ordre ? Oui, bien. Dirigeons-nous vers cet échafaud où nous avons failli être brûlés vifs à notre arrivée. Nous grimperons dessus pour être plus à l’aise. Les spectateurs se tiendront au bas, de sorte que nous pourrons ferrailler en toute liberté. Drôle de duel, tout de même ! Les témoins n’y feront pas défaut !

La foule grossissait à vue d’œil ; car l’on savait que les deux blancs allaient s’escrimer à l’arme blanche, spectacle fait pour réjouir une peuplade de guerriers.

Quand les deux hommes furent installés sur l’estrade, Mornac dit à Vilarme.

— Attention, maintenant. Avant de tomber en garde, faisons tous les saluts d’usage à l’académie.

Leur épée dans la main gauche, la poitrine effacée, le corps droit, la tête haute, ils se regardèrent un instant, frappèrent deux fois le sol du pied droit en signe d’appel, portèrent la main droite à leur épée qu’ils saisirent en l’amenant ensemble à la bouche. Les deux lames décrivirent en sifflant un double cercle à droite et à gauche, et les deux combattants se fendirent en tombant en garde.

— Allez ! cria Mornac.

Le baron que la rage dévorait ne se fit pas prier, et, pendant plusieurs minutes, son épée enveloppa Mornac en des centaines de cercles de feu. Calme, bien campé sur ses jambes, se couvrant de son arme, l’œil au guet, le poignet ferme et preste, Mornac para toutes ces bottes rapides sans rompre d’une semelle.

Lorsque le baron fatigué s’arrêta un instant pour prendre à son tour la défensive, notre Gascon s’écria :

— Eh ! sandis ! nous avons tous deux été à bonne école ! Vous avez là certain petit coup de seconde d’un effet assez surprenant… lorsqu’on ne le connaît pas. Je me flatte cependant de vous montrer mieux tout à l’heure. Vous concevez bien qu’il ne faut pas en finir tout de suite. Ce serait priver ces braves gens de leur dû. Voyez un peu comme cela les amuse.

La foule qui grouillait à leurs pieds ne se sentait pas d’aise. Chacun des coups portés et parés l’enthousiasmait.

Tout en parlant Mornac tâtait son adversaire qui arrivait assez lestement à la parade.

— Pour un homme de votre âge, dit le chevalier entre une feinte de seconde et une estocade de prime, vous avez encore le poignet ferme. Du reste ça ne m’étonne pas, on doit avoir les nerfs solides quand on a fait le métier d’étrangler ses connaissances. Tiens ! votre riposte de quarte n’était pas mal. Seulement elle a l’inconvénient de vous découvrir. Voyez-vous ? si j’avais voulu en profiter, vous auriez maintenant six pouces de fer entre les côtes. Pour en revenir à ce que nous disions tout à l’heure vous avez un vigoureux poignet. Que ne vous en êtes-vous servi pour couper la respiration à cette chère madame de Vilarme. Mais, pardon, j’ai oublié de vous demander comment elle se porte ce matin, cette charmante Corneille ?

… Oh ! là ! là ! mais c’est fort gentil à voir que ces quatre feintes de tierce, de quarte, de seconde et de prime se terminant par une botte de quinte. Savez-vous que si mon épée n’eût été là, vous me touchiez ! Oui, mordious !

Les coups se succédaient avec une rapidité merveilleuse et aucun d’eux n’était encore blessé. Un œil exercé aurait vu pourtant que Mornac ménageait Vilarme. Évidemment le chevalier était plus souple, plus leste, plus prompt et plus fort que le baron déjà un peu appesanti par l’âge. Son sang-froid le servait aussi contre l’irritation de Vilarme qu’il avait soin d’exciter encore.

En bas de l’échafaud, les cris de joie et d’admiration, les trépignements des spectateurs tenaient du délire. Jamais ils ne s’étaient vus à pareille fête.

— Maintenant, fit Mornac dont l’épée supporta fermement deux ou trois coups fouettés du baron, attention, Vilarme. Avant que votre pouls n’ait battu cinq fois, je vais avoir l’honneur, le piètre honneur, de trouer votre vilaine peau en deux endroits différents ; à la cuisse et sous le sein droit. Hop ! d’une et de deux ! s’écria triomphalement Mornac dont l’épée tournoya d’abord en deux feintes de couronnement et s’enfonça tour à tour dans les endroits désignés, par une botte de quinte, aussitôt suivie d’un coup droit en prime.

Vilarme lâcha son épée, jura et tomba.

Le sang ruisselait d’entre les lèvres de ses deux blessures.

La foule stupéfaite poussa un grand cri et Mornac se croisa les bras avec un sourire des plus aimables.

— Que Satan t’étrangle ! cria Vilarme.

— Merci, et puissiez-vous bientôt le rejoindre. Vous lui ferez un fier compagnon !

On emporta le baron à moitié évanoui sous le ouigouam de la Corneille qui, en voyant son époux si maltraité, croassa comme l’oiseau dont elle portait le nom.

Quelques regards de travers furent bien lancés à Mornac, mais on ne l’inquiéta pas autrement.

Les Sauvages n’avaient pas de lois pour la punition des offenses, et se chargeaient individuellement du soin de se venger. Le duel de Mornac et du baron ne sortait donc pas de leurs habitudes. D’ailleurs ce ne devait pas être pour des Iroquois un grand sujet de peine que de voir des Français s’entr’égorger.

En regagnant son ouigouam, Mornac se disait :

— Je l’aurais achevé, si je ne m’étais retenu. J’aurais bien fait, peut-être. Car ce diable d’homme est capable d’en revenir. Les bandits de cette espèce ont la vie si dure !


  1. Endroit renommé en France, au 17ème siècle, pour ses quincailleries et ses armes.