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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/9

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était gaillardement rabattu sur sa bonne grosse figure enluminée, les aiguillettes de son haut-de-chausses lui retombaient jusqu’au genou en décrivant un quart de cercle sur la respectable rotondité de son ventre, tandis que le vent du matin se jouait dans le collet déboutonné de sa chemise de toile commune de Bretagne, et caressait de sa fraîche haleine les chairs grasses du cou trapu de l’aubergiste.

Ceux qui ont lu François de Bienville, se rappelleront sans doute que l’illustre Jean Boisdon était le fils du premier hôtelier de Québec, Jacques Boisdon que nous mettons en scène aujourd’hui.[1]

Bien qu’ambitieux, Jacques, premier du nom en Canada, n’avait pas cette soif de gain qui fut si fatale à son sacripant de fils. C’était un brave homme que le gros père Boisdon, aimant à rire à ses heures et à lever le coude…. en tout temps. Sous ce dernier rapport, maitre Jean, son fils, lui devait ressembler.

Boisdon père aimait bien un peu l’argent, non par vile estime du métal, mais bien plutôt pour les jouissances matérielles qu’il procure. S’il faisait un peu la cour à sa clientèle, c’est qu’il songeait, en lui versant bonne et fréquente mesure, que le menu de ses trois abondants repas quotidiens s’en augmentait d’autant, et que la bonne chère adoucissait singulièrement aussi l’humeur tant soit peu revêche de Perpétue, sa digne épouse.

Comme il achevait d’ouvrir son dernier volet, il entendit le bruit réjouissant des casseroles que sa vaillante moitié agitait à l’intérieur. La seule idée de la belle omelette au jambon de Bayonne, qui l’attendrait bientôt, toute fumante et dorée, sur la table du déjeuner, le fit sourire, et se sentant les jambes engourdies par le sommeil, il enfonça ses deux mains dans les poches profondes de son haut-de-chausses, et fit quelques pas dans la rue pour se dégourdir et se remettre en appétit.

Il allait ainsi, longeant la grande église et se dandinant avec béatitude, vers la demeure de Mgr de Laval, [2] lorsqu’un cri de joyeuse surprise lui échappa.

Ses regards venaient de tomber sur la rade, qui alors était parfaitement visible de la haute ville ; car cet amas de maisons qui s’élèvent maintenant en face du nouveau bureau de poste, ne masquait pas la vue en ces temps reculés, tandis qu’à l’endroit où, quelque vingt-cinq ans plus tard, devait s’élever le premier évêché, il n’y avait qu’une seule maison appartenant au procureur-général, M. Ruette d’Auteuil.[3]

Après un instant de contemplation, il tourna brusquement sur lui-même et se prit à courir ou plutôt à rouler vers son logis. Il arriva chez lui tout essoufflé, et cria en ouvrant la porte de l’hôtellerie :

— Perpétue !…… Perpétue !

— Allons ! qu’est-ce qu’il y a ? fit dame Boisdon, qui cassait en ce moment un œuf frais, dont le jaune en se répandant dans la poêle, autour de tranches roses de jambon saupoudrées de brindilles de persil, semblait un petit lac dont les flots d’or baigneraient des îlots de corail et d’émeraude.

Boisdon sentit que l’eau lui en venait aux lèvres.

— C’est bon ! dit-il en clignant de l’œil. Mais au lieu d’une omelette, c’est dix au moins qu’il faut faire.

Dame Boisdon se retourna tout d’une pièce, et se cambrant sur sa hanche droite, le poing armé d’une énorme cuiller, elle repartit d’un ton aigre :

— Comment ! Perds-tu la tête, vieux gourmand ? Dix omelettes pour ton déjeuner !

— Non, non, Pétue, fit Boisdon en passant sa grosse main sous le menton osseux et pointu de sa longue et sèche femme. C’est que, vois-tu… (il était essoufflé) je viens de voir un vaisseau d’outre-mer… qui entre à pleines voiles dans le port… Dans un quart d’heure… il aura jeté l’ancre… Je cours à la basse-ville… et, sur la chaloupe du père Jérôme Thibault… je me rends à bord du bâtiment… ouf !… pour voir s’il y a des gens… qui se retireront chez nous… chose dont je ne doute pas. Allons ! vite mon pourpoint, Pétue, mon pourpoint !

— Eh bien ! laisse-moi le temps d’aller le chercher. Il est en haut, sur le pied de la couchette.

De ses deux longues jambes, Perpétue gravit l’escalier en un clin d’œil et redescendit de même.

— Allons ! bon ! fit l’hôtelier, et il endossa son habit avec quelque difficulté. Fais une dizaine de bonnes omelettes. Il n’est que six heures. Je serai revenu avant huit avec des voyageurs, j’espère. Tu tireras aussi un grand pot de vin d’Espagne, du petit tonneau bleu, tu sais, celui du fond. C’est du meilleur.

Et Boisdon sortit en trottinant.

— Tiens, le voilà qui oublie son chapeau et qui part avec son bonnet rouge sur la tête. Ces hommes ! ils sont tous un peu fous ! Jacques ! Jacques ! dit-elle en se penchant par l’ouverture de la porte entrebâillée.

Mais son mari ne l’entendait pas et courait aussi vite que le lui permettaient ses grosses jambes courtes, vers la rue qui descendait au magasin.[4]

Cependant le navire, à haute poupe et aux

  1. Parmi les actes officiels qui nous restent du Conseil établi à Québec par M. d’Ailleboust et d’après un règlement royal donné le cinq mars 1648, on en trouve un en date du 19 septembre de la même année, par lequel Jacques Boisdon est établi hôtelier à l’exclusion de tout autre. « Il se logera, » y est-il dit, « sur la grande place, près de l’église, afin que tous puissent aller se chauffer chez lui… Il ne gardera personne pendant la grand’messe, le sermon, le catéchisme et les vêpres. » Cet acte est signé par M. d’Ailleboust, gouverneur, le Père J. Lalemant, et les sieurs de Chavigny, Godefroy et Giffard.
  2. En 1664, Mgr de Laval demeurait dans une maison bâtie à l’endroit où s’élève aujourd’hui celle de la Fabrique de la cathédrale, à côté du presbytère de la haute-ville. On voit cependant, sur un plan de Québec, fait en 1660 et intitulé : « Vray plan du haut et bas de Québec Comme Il est en Lan 1660. » on voit, dis-je, que Mgr de Laval avait d’abord occupé la maison de Mme de la Pelleterie, près du couvent des Ursulines.
  3. C’est sur ce terrain que sont aujourd’hui construits les bâtiments de notre Parlement provincial.
  4. C’est ainsi que se nommait alors la côte de Lamontagne. M. l’abbé Laverdière, l’érudit annotateur de cette belle édition des œuvres de Champlain que tous connaissent, prétend que le nom de la côte