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les galères de dunkerque

viens ici. » Je tirai ma chaîne pour m’approcher du coursier où il était, le cœur serré de crainte, et croyant fermement qu’il ne me faisait approcher de lui que pour être à portée de me mieux étriller. Je m’approchai donc de lui, mon bonnet à la main, en posture de suppliant. « Qui t’a ordonné, me dit-il, de ramer : » Je lui répondis qu’étant estropié, comme il pouvait le voir à mes cicatrices, et que ne pouvant m’aider que d’un bras, je l’employais de mon mieux à aider mes camarades du banc. « Ce n’est pas ce que je te demande, répliqua-t-il. Je te demande, qui t’a ordonné de ramer. — Mon devoir, lui dis-je. — Et moi, dit-il, je ne prétends pas que tu rames, ni qui que ce soit de ma chiourme en pareil cas, car, continua-t-il, si on ne délivre pas ceux qui auront été blessés dans un combat, comme c’est la loi, je ne souffrirai pas du moins qu’ils rament[1]. » Après avoir tenu ce discours, il appela l’argousin et lui dit : « Déchaîne ce chien de giffe[2] et mets-le au paillot. » Le paillot est la chambre aux vivres à fond de cale. L’argousin me déchaîna donc de ce banc fatal, où j’ai tant sué pendant sept années et me fit descendre au paillot.

Les galères furent, ce jour-là et la nuit suivante, faire une course dans la Manche. Après quoi, elles revinrent à la rade de Dunkerque. D’abord que nous y eûmes mouillé l’ancre et tendu la tente, le comite, assis sur la table de son banc, me fit appeler. Je fus à lui. « Vous avez vu, me dit-il, ce que j’ai fait pour votre soulagement. Je suis ravi d’avoir trouvé cette occasion pour vous témoigner combien je vous considère, et tous ceux de votre religion, car vous n’avez fait mal à personne, et je considère que, si votre religion vous damne, vous serez assez punis dans l’autre

  1. C’est Louis XIV qui avait ainsi modifié la loi des galères. « Le feu roi, écrivait en 1763 M. de Saint-Florentin, avait si fort à cœur l’exécution des défenses qu’il avait données sur le fait de la religion, que par un règlement particulier concernant le détail des galères et qui est dans vos bureaux, il décida qu’aucun homme condamné pour cause de religion ne pourrait jamais sortir des galères. » (Archives Nationales.)
  2. Giffa signifie en provençal faible, lâche, incapable d’aucun travail.