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la vie aux galères

vitable. Lorsque le Turc vient demander l’ouvrage, ils lui disent effrontément : « Voilà de quoi te payer, » en frappant sur leur dos. Le Turc s’en plaint au comite et, le matin, à neuf heures, que le major vient régulièrement à l’ordre, tous les comites s’assemblent autour de lui et chacun lui rapporte ce qui se passe sur sa galère, et sans autre forme de procès, on fait dépouiller ces vendeurs de coton, et on leur donne la bastonnade, telle que je l’ai dépeinte plus haut, vingt-cinq, trente coups, ou, si c’est une récidive, cinquante. Ces derniers n’en reviennent guère.

J’en ai vu un sur notre galère qui, ayant reçu le travail de son maître, et ayant bu l’argent de la façon avec un de ses camarades nommé Saint-Maur, lui conseilla de vendre la laine, car c’étaient des bas de laine. L’autre en faisait quelque difficulté alléguant la bastonnade, mais Saint-Maur l’encouragea en lui disant : « Camarade, si tu reçois la bastonnade, je te ferai voir que je suis honnête homme, et que je veux la recevoir aussi bien que toi », comme si les coups de l’un adoucissaient ceux de l’autre. Enfin l’accord fut fait à cette condition. Ils burent à tire-larigot en chantant et se divertissant tant que l’argent de la laine dura et, lorsqu’il fallut rendre le travail au maître, ils montrèrent leur dos pour tout paiement. Le major vint faire donner la bastonnade au délinquant. Saint-Maur, pendant qu’on frappait son camarade, se dépouillait et se préparait à danser à son tour. Ses camarades de son banc avaient beau le dissuader de se faire donner la bastonnade de gaieté de cœur ! « Je suis honnête homme, disait-il, j’ai bu ma part de l’argent de la laine. Il est juste que je paye mon écot. » Après que le major eut fait bâtonner le vendeur de laine, il allait sortir de la galère, car il n’avait rien à faire avec Saint-Maur. Mais celui-ci l’appelant, le major vint voir ce qu’il avait à lui dire. « C’est, Monsieur, dit-il, que je vous supplie de me faire donner autant de coups de bastonnade que mon bon ami vient d’en recevoir », lui alléguant son honneur et sa parole donnée. Le major, indigné de la bravade de ce coquin, lui fit donner une telle bastonnade qu’il en mourut peu de jours après.