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les cévennes

d’être parcourus depuis la sortie de Bramabiau, et il n’y a à vol d’oiseau sur la carte que 440 mètres de distance entre la perle et la réapparition du cours d’eau, mais nous n’avons monté encore que 30 mètres environ, et nous sommes à 60 mètres en dessous du grand tunnel. Voilà trois heures que nous luttons contre le courant ; puisque la barque ne peut pousser plus loin, il faut retourner. Demain nous entrerons par le haut et nous sortirons par Bramabiau, fallût-il se mettre à la nage ; au besoin l’eau nous aidera à descendre, car nous sommes sûrs maintenant de ne pas rencontrer une unique et dangereuse cascade : il est dès à présent certain que la rivière n’opère sa chute que par gradins de hauteur modérée.

À grand regret, nous arrêtons cette navigation souterraine, dont la difficulté n’était pas le moindre charme : au double mystère de l’inconnu et de la caverne s’ajoutaient les pittoresques entraves du remous et de l’obscurité. Pour éviter de crever ou de briser notre léger canot contre les pointes de rocs ou les murailles de pierres, il nous fallait tous les deux travailler assidûment de nos mains l’espace manquait, et le flot était trop rapide pour permettre l’usage des avirons. Avec le bâton ferré en guise de gaffe dans les faibles profondeurs, ou simplement avec nos doigts écorchés le long des parois, nous faisions laborieusement et lentement remonter notre nacelle, tandis que le violent souffle d’air entraîné à la surface de l’eau éteignait parfois nos grosses bougies fixées à la proue et à la poupe. Que de précautions alors pour réveiller les précieuses lueurs, dont les brusques disparitions nous plongeaient soudain dans le milieu insolite de ténèbres épaisses, mais bruyantes. Que d’efforts aussi pour transporter la frêle barque de l’autre côté des cascatelles, par-dessus les blocs de rochers, dans l’étroite et immense fente, où le moindre faux mouvement pouvait amener sa rupture ou tout au moins un bain complet pour les deux touristes ! Joignez à cela l’impossibilité matérielle de communiquer, même par le son, à cause du mugissement des eaux, avec les compagnons, séparés de nous par un torrent furieux ou par des bassins profonds de plusieurs mètres. Puis, pour découvrir notre voie, pour sonder la galerie et pour scruter les obstacles ignorés, un jet rapide de magnésium, troublant pendant quelques secondes de sa lumière presque solaire le secret jusque-là inviolé de ces abîmes mystérieux ! Étrange spectacle en vérité, payant avec usure les peines qu’il coûte !

Un incident assez comique égaya le retour. Pour ne pas démonter le canot dans la salle du Havre, nous voulûmes le confier au fil de l’eau entre la troisième et la deuxième cascade, le retenant seulement avec une corde pour qu’il ne pût nous échapper. Géniale précaution, car, en lui faisant franchir, comme un simple bois flotté, la troisième cascade, celle-ci parvint à s’introduire tout entière dans l’embarcation, laquelle s’en fut tout droit au fond du courant, sous dix pieds d’eau. Grâce à la corde solidement maintenue, cette submersion ne dégénéra point en naufrage ; entre deux eaux, le bateau coulé continua tranquillement sa risible dérive de 100 mètres de longueur sous les corniches de la grande galerie, chemin de halage d’un nouveau genre, où Foulquier, assumant la responsabilité de la corde, jouait le rôle de remorqueur à rebours, et sut, à la force du poignet, épargner au pauvre noyé le plongeon suprême par-dessus la deuxième cascade. Le sauvetage, au surplus, s’effectua aisément, et au bout d’une demi-heure d’exposition au soleil la victime avait recouvré l’usage intégral de ses belles facultés nautiques.

Sans autre encombre, toute la caravane sortit saine et sauve de cette explora-