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l’aubrac

peut s’en faire et le souvenir qui en reste charment plus peut-être que la visite effective.

Ce clocher renferme encore la fameuse cloche des Perdus, que les moines sonnaient pendant deux heures en signe de ralliement dès que le jour baissait et tout le temps que duraient les terribles tourmentes de l’hiver. Elle porte comme inscription : Errantes revoca, et elle a eu son odyssée en 1793 : le Comité révolutionnaire ayant ordonné de la transporter à Espalion pour la fonte, les gens d’Aubrac, chargés de l’opération et soucieux de sauver leur antique cloche, la firent verser dans un ravin très boisé, d’où, les républicains n’eurent gardé de la tirer. La tourmente politique une fois passée, les paysans s’en furent la quérir et la réintégrer religieusement dans son clocher.

Au moyen âge, Alard ou Adalard vicomte de Flandre, revenant d’un pèlerinage en Espagne (Saint-Jacques-de-Compostelle), s’égara la nuit, pendant un orage, sur l’Aubrac, alors infesté de brigands. Invoquant Dieu dans ce danger, il entendit une voix céleste lui ordonner de bâtir à Aubrac une église, un monastère, un hospice. La fondation fut consacrée et richement dotée, in loco harroris et vastæ solitudinis, en 1022 ou 1028 selon les uns, en 1120 selon les autres : les prêtres priaient ; les moines, organisés en ordre de chevalerie, escortaient les voyageurs et purgeaient le Rouergue des routiers qui le désolaient ; les clercs et oblats traitaient les pèlerins, les pauvres, les malades. Dans une demeure à part, des dames nobles, faisant partie de la confrérie, soignaient les femmes. En 1160, l’ordre fut placé sous la règle de Saint-Augustin. Les moines d’Aubrac reçurent des donations considérables des rois d’Aragon et des comtes de Toulouse ; ils portaient au côté gauche de leurs robes noires une croix d’azur à huit pointes en taffetas ; cet emblème décorait aussi leur bannière, qui figura souvent avec honneur sur les champs de bataille. Lors d’un voyage à Montpellier, en 1162, le pape Alexandre III, voulant constater par lui-même que la renommée ne l’avait point trompé sur les mérites de la communauté, fut visiter l’abbaye ou dômerie d’Aubrac sous un déguisement : convaincu par sa propre expérience de la haute valeur de l’institution, il sollicita et obtint l’honneur d’en être reçu membre. Les Templiers et les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem furent si jaloux de la gloire acquise par les moines d’Aubrac en Palestine, qu’ils cherchèrent, par surprise, en 1297, sous Boniface VIII, puis plus tard sous Jean XXII et Clément V, à les absorber par voie d’incorporation. Ce fut en vain, et eux-mêmes disparurent avant les chevaliers d’Aubrac, qui subsistèrent jusqu’en 1696. À cette époque, Louis XIV ne put les rappeler à l’observation de leurs règles primitives qu’en les supprimant, ou du moins en les transformant en un couvent de chanoines réguliers dits de la Chancellade, ce qui ne leur laissait plus des chevaliers que le litre (concordats de 1696, 1697 et 1698). Leur charité, d’ailleurs, ne s’en ralentit guère, et les devoirs de l’hospitalité demeurèrent sacrés parmi eux.

Le somptueux Saint-Bernard de l’Aubrac a été presque en entier détruit en 1793 ; alors ses archives, si précieuses pour l’histoire, firent un feu de joie sur la place de Saint-Geniez-d’Olt. Déjà, le 17 septembre 1700, un incendie en avait anéanti une partie[1].

Il y a cinquante ans à peine[2], ses ruines étaient bien romantiques dans leur

  1. L’abbé Bousqeut, l’Ancien Hôpital d’Aubrac. Rodez, 1841, in-8o et gr.
  2. V Taylor, Voyage dans l’ancienne France : Languedoc, t. Ier, 2e partie, pl.85 et 86.