Page:Martel - Les Cévennes et la région des causses, 1893.djvu/356

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
350
les cévennes

pas un humble torrent comme le Bonheur, mais bien une puissante rivière, déjà grossie de nombreux affluents. (Les voûtes de la nouvelle grotte de la Recca ont jusqu’à 80 m. de hauteur[1].)

Trois lieues plus au nord-ouest, on retrouve un instant la rivière perdue, au bas d’une grotte ou plutôt d’un puits de 322 mètres, la plus profonde caverne connue, celle de Trebiciano ; l’eau s’étale en un lac long de 200 mètres, large de 80 mètres ; mais cette expansion de la Recca ne peut être suivie ni en amont ni en aval, car le flot arrive et s’enfuit par le fond, confirmant ainsi la théorie des cloisons intercalaires. (V. p. 349.) Le gouffre de Trebiciano a été découvert en 1840-1841 par M. Lindner, qui tenta vainement d’en amener l’eau à Trieste par un aqueduc souterrain[2]. Le célèbre grottologue Schmidl a vu le niveau du lac s’y élever de 109 mètres pendant une crue : en octobre, l’eau monta de 120 mètres, soit à 202 mètres seulement de l’orifice ; c’est alors que dut être colossale la pression hydrostatique expliquée p. 348. — On est donc certain qu’à moins d’écroulements formidables il ne sera jamais possible de parcourir en navigation souterraine les 12 kilomètres qui séparent Saint-Canzian de Trebiciano. Enfin tout fait présumer que le fameux Timavo de Virgile, qu’une fissure du sol crache à l’Adriatique près de San-Giovanni-di-Duino, est l’impénétrable débouché de la Recca, à 23 kilomètres nord-ouest de Trebiciano et à 35 kilomètres de Saint-Canzian.

La Poik aussi se perd dans la grotte d’Adelsberg : on l’y a suivie pendant 940 mètres (Reclus) ou 600 mètres (Schmidl)[3] ; puis l’abaissement de la voûte au niveau de l’eau a empêché de pousser plus loin. Toutefois on retrouve ou l’on entend son cours caché dans plusieurs grottes du voisinage ; à 3 kilomètres au nord d’Adelsberg on peut même accéder à un gouffre, la Poik-Hœhle ou Piuka-Jama, au fond duquel elle se laisse descendre pendant 250 mètres (Reclus ; Schmidl, 300) et remonter pendant 450 mètres (Reclus, 1,000 m.; Schmidl, jusqu’à 1 kil. et demi en aval de la Poik d’Adelsberg), en bateau seulement, bien entendu ; au nord-est, près de Planina, la Poik sort de la grotte d’Unz ou de Planina ou de Kleinhaüsel sous le nom de rivière d’Unz ; là Schmidl, en 1850, a remonté son cours pendant 3,300 mètres, et celui d’un affluent souterrain, le Kaltenfelder, pendant 3,000 mètres, sans toutefois pouvoir atteindre la Poik-Hœhle. D’après Schmidl, on connaîtrait ainsi 5 kilomètres du cours souterrain de la Poik, et les solutions de continuité seraient de 1,200 mètres entre le bras d’Adelsberg et celui de Piuka-Jama, et de 3 et demi à 4 kilomètres entre celui-ci et la caverne de l’Unz. Enfin, après Planina l’Unz se dérobe de nouveau dans d’étroites fentes du calcaire où il n’y a place que pour elle ; on suppose que 19 kilomètres plus loin elle va, en dernière analyse, alimenter les nombreuses sources du bassin marécageux de Laibach, la capitale de la Carniole. Sur 85 kilomètres de cours, la Poik-Unz-Laibach en aurait 20 souterrains.

Quant au torrent qui parcourt la grotte de Lueg (8 kil. nord-ouest d’Adelsberg), on ignore encore si son ténébreux voyage le conduit à l’Adriatique par la Recca ou à la mer Noire par l’Unz.

On voit que la région du Karst autrichien mérite bien le nom de terre promise des cavernes (terrain crétacé supérieur et calcaire nummulitique).

  1. V. F. Muller, Guide aux grottes de Saint-Canzian, Trieste, 1887, in-12, avec gravures. — Le gouvernement autrichien organise en ce moment l’exploration méthodique et scientifique de la Recca souterraine.
  2. V. la Nature, n° 776, 14 avril 1888.
  3. Beaucoup plus loin dans les recherches de 1889 et 1890.