Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/108

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d’être la cause de ce malheur. Ils déclarent tous d’une seule voix devant les jurés que 10 ou 12 ans auparavant leur travail ne durait que 8 heures par jour. Pendant les 5 et 6 dernières années on l’a fait monter à 14, 18 et 20 heures, et dans certains moments de presse pour les amateurs de voyage, dans la période des trains de plaisir, etc., il n’est pas rare qu’il dure de 40 à 50 heures. Ils sont des hommes ordinaires, et non des Argus. À un moment donné, leur force de travail refuse son service ; la torpeur les saisit ; leur cerveau cesse de penser et leur œil de voir. Le respectable jury anglais leur répond par un verdict qui les renvoie pour « manslaughter » (homicide involontaire) devant les prochaines assises. Cependant il exprime dans un appendice charitable le pieux désir que messieurs les capitalistes, ces magnats des chemins de fer, voudront bien à l’avenir montrer plus de prodigalité dans l’achat d’un nombre suffisant de « forces de travail » et moins « d’abnégation » dans l’épuisement des forces payées[1].

Dans la foule bigarrée des travailleurs de toute profession, de tout âge et de tout sexe qui se pressent devant nous plus nombreux que les âmes des morts devant Ulysse aux enfers, et sur lesquels, sans ouvrir les Livres Bleus qu’ils portent sous le bras, on reconnaît au premier coup d’œil l’empreinte du travail excessif, saisissons encore au passage deux figures dont le contraste frappant prouve que devant le capital tous les hommes sont égaux — une modiste et un forgeron.

Dans les dernières semaines de juin 1863, tous les journaux de Londres publiaient un article avec ce titre à sensation : « Death from simple overwork » (mort par simple excès de travail). Il s’agissait de la mort de la modiste Mary Anne Walkley, âgée de vingt ans, employée dans un très respectable atelier qu’exploitait une dame portant le doux nom d’Élise, fournisseuse de la cour. C’était la vieille histoire si souvent racontée[2]. Il était bien vrai que les jeunes ouvrières ne travaillaient en moyenne que 16 heures et 1/2 par jour, et pendant la saison seulement trente heures de suite sans relâche ; il était vrai aussi que pour ranimer leurs forces de travail défaillantes, on leur accordait quelques verres de Sherry, de Porto ou de café. Or on était en pleine saison. Il s’agissait de bâtir en un clin d’œil des toilettes pour de nobles ladies allant au bal donné en l’honneur de la princesse de Galles, fraîchement importée. Mary‑Anne Walkley avait travaillé 26 heures et 1/2 sans interruption avec soixante autres jeunes filles. Il faut dire que ces jeunes filles se trouvaient 30 dans une chambre contenant à peine un tiers de la masse cubique d’air nécessaire, et la nuit dormaient à deux dans un taudis où chaque chambre à coucher était faite à l’aide de diverses cloisons en planches[3]. Et c’était là un des meilleurs ateliers de modes. Mary‑Anne Walkley tomba malade le vendredi et mourut le dimanche sans avoir, au grand étonnement de dame Élise, donné à son ouvrage le dernier point d’aiguille. Le médecin appelé trop tard au lit de mort, M. Keys, déclara tout net devant le Coroner’s Jury que : Marie-Anne Walkley était morte par suite de longues heures de travail dans un local d’atelier trop plein et dans une chambre à coucher trop étroite et sans ventilation. Le « Coroner’s Jury », pour donner au médecin une leçon de savoir‑vivre, déclara au contraire que : la défunte était morte d’apoplexie, mais qu’il y avait lieu de craindre que sa mort n’eût été accélérée par un excès de travail dans un atelier trop plein, etc. « Nos esclaves blancs, s’écria le Morning Star, l’organe des libres‑échangistes Cobden et Bright, nos esclaves blancs sont les victimes du travail qui les conduit au tombeau ; ils s’épuisent et meurent sans tambour ni trompette[4]. »

  1. « Reynolds’s News Paper » du 20 janv. 1866. Chaque semaine ce même journal publie avec des titres à sensation (sensational headings), tels que ceux-ci : « Fearful and fatal accidents », « Appallings tragedies » etc., toute une liste de nouvelles catastrophes de chemins de fer. Un ouvrier de la ligne de North Stafford fait à ce propos les observations suivantes : « Chacun sait ce qui arrive quand l’attention du mécanicien et du chauffeur faiblit un instant. Et comment pourrait-il en être autrement, étant donné la prolongation démesurée du travail sans une pause ou un moment de répit ? Prenons pour exemple de ce qui arrive tous les jours, un cas qui vient de se passer : lundi dernier un chauffeur se mit à son travail le matin de très bonne heure. Il le termina après 14 heures 50 minutes. Avant qu’il eût eu le temps de prendre seulement son thé, il fut de nouveau appelé au travail et il lui fallut ainsi trimer 29 heures 15 minutes sans interruption. Le reste de son travail de la semaine se distribuait comme suit : Mercredi, 15 heures ; jeudi, 15 heures 35 minutes ; vendredi, 14 heures et demie ; samedi, 14 heures 10 minutes. Total pour toute la semaine, 88 heures 40 minutes. Et maintenant figurez-vous son étonnement lorsqu’il reçut une paye de 6 jours seulement. Notre homme était novice ; il demanda ce que l’on entendait par ouvrage d’une journée. Réponse : 13 heures, et conséquemment 78 heures par semaine. Mais alors où est la paye des 10 heures 40 minutes supplémentaires ? Après de longues contestations, il obtint une indemnité de 10 d. (1 fr.) ». l. c. No du 10 février 1866.
  2. Comp. Fr. Engels, l. c. p. 253, 254.
  3. Dr Letheby, médecin employé au Board of Health déclarait alors… « Le minimum d’air nécessaire à un adulte dans une chambre à coucher est de 300 pieds cubes, et dans une chambre d’habitation de 500. » Dr Richardson, médecin en chef d’un hôpital de Londres, dit : « Les couturières de toute espèce, modistes, tailleuses en robes, etc., sont frappées par trois fléaux : excès de travail, manque d’air et manque de nourriture ou manque de digestion. En général, ce genre (le travail convient mieux en toute circonstance aux femmes qu’aux hommes. Mais le malheur pour le métier, surtout à Londres, c’est qu’il a été monopolisé par 26 capitalistes qui, par des moyens coercitifs résultant du capital même « that spring from capital » économisent la dépense en prodiguant la force de travail. Cette puissance se fait sentir dans toutes les branches de la couture. Une tailleuse en robes par exemple parvient-elle à se faire un petit cercle de pratiques, la concurrence la force de travailler à mort pour le conserver, et d’accabler de travail ses ouvrières. Si ses affaires ne vont pas, ou qu’elle ne puisse s’établir d’une manière indépendante, elle s’adresse à un établissement où le travail n’est pas moindre, mais le payement plus sûr. Dans ces conditions elle devient une pure esclave, ballottée çà et là par chaque fluctuation de la société, tantôt chez elle, dans une petite chambre et mourant de faim ou peu s’en faut ; tantôt dans un atelier, occupée 15, 16 et 18 heures sur 24, dans une atmosphère à peine supportable, et avec une nourriture qui, fût-elle bonne, ne peut être digérée, faute d’air pur. Telles sont les victimes offertes chaque jour à la phtisie et qui perpétuent son règne ; car cette maladie n’a pas d’autre origine que l’air vicié. » (Dr Richardson : « Death front simple overwork » dans la « Social Science Review », juillet 1863).
  4. Morning Star, 23 juin 1863. Le Times profita de la circonstance pour défendre les esclavagistes américains contre Bright et Cie. « Beaucoup d’entre nous, dit-il, sont d’avis que tant que nous ferons travailler à mort nos jeunes femmes, en