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de ma force que tu me payes par jour, forme ou de sa valeur totale. La consommes‑tu dans dix ans, eh bien ! Tu ne payes, dans ce cas, chaque jour, que au lieu de de sa valeur entière, c’est‑à‑dire tu ne me payes que 1/3 de sa valeur journalière, tu me voles donc chaque jour 2/3 de ma marchandise. Tu payes une force de travail d’un jour quand tu en uses une de trois. Tu violes notre contrat et la loi des échanges. Je demande donc une journée de travail de durée normale, et je la demande sans faire appel à ton cœur, car, dans les affaires, il n’y a pas de place pour le sentiment. Tu peux être un bourgeois modèle, peut‑être membre de la société protectrice des animaux, et, par‑dessus le marché, en odeur de sainteté ; peu importe. La chose que tu représentes vis‑à‑vis de moi n’a rien dans la poitrine ; ce qui semble y palpiter, ce sont les battements de mon propre cœur. J’exige la journée de travail normal, parce que je veux la valeur de ma marchandise, comme tout autre vendeur[1].

Comme on le voit, à part des limites tout élastiques, la nature même de l’échange des marchandises n’impose aucune limitation à la journée de travail, et au travail extra. Le capitaliste soutient son droit comme acheteur, quand il cherche à prolonger cette journée aussi longtemps que possible et à faire deux jours d’un. D’autre part, la nature spéciale de la marchandise vendue exige que sa consommation par l’acheteur ne soit pas illimitée, et le travailleur soutient son droit comme vendeur quand il veut restreindre la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portent le sceau de la loi qui règle l’échange des marchandises. Entre deux droits égaux qui décide ? La Force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est‑à‑dire la classe capitaliste, et le travailleur, c’est-à-dire la classe ouvrière.

II

Le Capital affamé de surtravail. — Boyard et fabricant

Le capital n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production[2]. Que ce propriétaire soit ϰαλος ϰἀγαθός athénien, théocrate étrusque, citoyen romain, baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe[3] ! Avant d’aller plus loin, constatons d’abord un fait. Quand la forme d’une société est telle, au point de vue économique, que ce n’est point la valeur d’échange mais la valeur d’usage qui y prédomine, le surtravail est plus ou moins circonscrit par le cercle de besoins déterminés ; mais le caractère de la production elle-même n’en fait point naître un appétit dévorant. Quand il s’agit d’obtenir la valeur d’échange sous sa forme spécifique, par la production de l’or et de l’argent, nous trouvons déjà dans l’antiquité le travail le plus excessif et le plus effroyable. Travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive devient alors la loi. Qu’on lise seulement à ce sujet Diodore de Sicile[4]. Cependant dans le monde antique ce sont là des exceptions. Mais dès que des peuples, dont la production se meut encore dans les formes inférieures de l’esclavage et du servage, sont entraînés sur un marché international dominé par le mode de production capitaliste, et qu’à cause de ce fait la vente de leurs produits à l’étranger devient leur principal intérêt, dès ce moment les horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation, viennent s’enter sur la barbarie de l’esclavage et du servage. Tant que la production dans les États du Sud de l’Union américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des nègres présentait un caractère modéré et patriarcal. Mais à mesure que l’exportation du coton devint l’intérêt vital de ces États, le nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devint partie intégrante d’un système froidement calculé. Il ne s’agissait plus d’obtenir de lui une certaine masse de produits utiles. Il s’agissait de la production de la plus‑value quand même. Il en a été de même pour le serf, par exemple dans les principautés danubiennes.

Comparons maintenant le surtravail dans les fabriques anglaises avec le surtravail dans les campagnes danubiennes où le servage lui donne une forme indépendante et qui tombe sous les sens.

Étant admis que la journée de travail compte 6 heures de travail nécessaire et 6 heures de travail

  1. Pendant la grande agitation des ouvriers en bâtiment à Londres, 1860-61, pour la réduction de la journée de travail à 9 heures, leur comité publia un manifeste qui contient à peu de chose près le plaidoyer de notre travailleur. Il y est fait allusion, non sans ironie, à ce que Sir M. Peto, le maître entrepreneur le plus âpre au gain, devenu depuis célèbre par sa gigantesque banqueroute, était en odeur de sainteté.
  2. « Ceux qui travaillent… nourrissent en réalité tout à la fois et les pensionnaires qu’on appelle les riches et eux-mêmes. » (Edmond Burke, l.c., p.2.)
  3. Niebuhr, dans son Histoire romaine, laisse échapper cette naïve remarque : « On ne peut se dissimuler que des ouvrages, comme ceux des Étrusques, dont les ruines nous étonnent encore aujourd’hui, supposent dans les petits États des seigneurs et des serfs. » Sismondi est bien plus dans le vrai quand il dit que les « dentelles de Bruxelles » supposent des capitalistes et des salariés.
  4. « Il est impossible de voir ces malheureux (dans les mines d’or situées entre l’Égypte, l’Éthiopie et l’Arabie) qui ne peuvent pas même entretenir la propreté de leur corps, ni couvrir leur nudité, sans être forcés de s’apitoyer sur leur lamentable destin. Là point d’égards ni de pitié pour les malades, les estropiés, les vieillards, ni même pour la faiblesse des femmes. Tous, forcés par les coups, doivent travailler et travailler encore jusqu’à ce que la mort mette un terme à leur misère et à leurs tourments. » (Diod. Sic. Bibliothèque historique, liv. III, ch. 13.)