CHAPITRE XIII
COOPÉRATION
La production capitaliste ne commence en fait à s’établir que là où un seul maître exploite beaucoup de salariés à la fois, où le procès de travail, exécuté sur une grande échelle, demande pour l’écoulement de ses produits un marché étendu. Une multitude d’ouvriers fonctionnant en même temps sous le commandement du même capital, dans le même espace (ou si l’on veut sur le même champ de travail), en vue de produire le même genre de marchandises, voilà le point de départ historique de la production capitaliste. C’est ainsi qu’à son début, la manufacture proprement dite se distingue à peine des métiers du moyen âge si ce n’est pas le plus grand nombre d’ouvriers exploités simultanément. L’atelier du chef de corporation n’a fait qu’élargir ses dimensions. La différence commence par être purement quantitative.
Le nombre des ouvriers exploités ne change en rien le degré d’exploitation, c’est‑à‑dire le taux de la plus-value que rapporte un capital donné. Et des changements ultérieurs qui affecteraient le mode de production, ne semblent pas pouvoir affecter le travail en tant qu’il crée de la valeur. La nature de la valeur le veut ainsi. Si une journée de douze heures se réalise en six shillings, cent journées se réaliseront en 6 sh. x 100 ; douze heures de travail étaient d’abord incorporées aux produits, maintenant 1200 le seront. Cent ouvriers travaillant isolément, produiront donc autant de valeur que s’ils étaient réunis sous la direction du même capital.
Néanmoins, en de certaines limites une modification a lieu. Le travail réalisé en valeur est du travail de qualité sociale moyenne, c’est‑à‑dire la manifestation d’une force moyenne. Une moyenne n’existe qu’entre grandeurs de même dénomination. Dans chaque branche d’industrie l’ouvrier isolé, Pierre ou Paul, s’écarte plus ou moins de l’ouvrier moyen. Ces écarts individuels ou ce que mathématiquement on nomme erreurs se compensent et s’éliminent dès que l’on opère sur un grand nombre d’ouvriers. Le célèbre sophiste et sycophante Edmund Burke, se basant sur sa propre expérience de fermier, assure que même « dans un peloton aussi réduit » qu’un groupe de cinq garçons de ferme, toute différence individuelle dans le travail disparaît, de telle sorte que cinq garçons de ferme anglais adultes pris ensemble font, dans un temps donné, autant de besogne que n’importe quel cinq autres[1]. Que cette observation soit exacte ou non, la journée d’un assez grand nombre d’ouvriers exploités simultanément constitue une journée de travail social, c’est-à‑dire moyen. Supposons que le travail quotidien dure douze heures. Douze ouvriers travailleront alors 144 heures par jour, et quoique chacun d’eux s’écarte plus ou moins de la moyenne et exige par conséquent plus ou moins temps pour la même opération, leur journée collective comptant 144 heures possède la même qualité sociale moyenne. Pour le capita-
- ↑ « Sans contredit, il y a beaucoup de différences entre la valeur du travail d’un homme et celle d’un autre, sous le rapport de la force, de la dextérité et de l’application consciencieuse. Mais je suis parfaitement convaincu, et d’après des expériences rigoureuses, que n’importe quels cinq hommes, étant donné les périodes de vie que j’ai fixées, fourniront la même quantité de travail que n’importe quels autres cinq hommes ; c’est-à-dire que parmi ces cinq hommes, un possédera toutes les qualités d’un bon ouvrier, un autre d’un mauvais, et les trois autres ne seront ni bons ni mauvais, mais entre les deux. Ainsi donc dans un si petit peloton que cinq hommes, vous trouverez tout ce que peuvent gagner cinq hommes. » E. Burke, l. c., p. 16. Consulter Quetelet sur l’Homme moyen.