Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/150

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différentes : premièrement, la phase préparatoire où se fait la composition du verre, le mélange de chaux, de sable, etc., et la fusion de cette composition en une masse fluide[1]. Dans cette première phase, des ouvriers parcellaires de divers genres sont occupés ainsi que dans la phase définitive, qui consiste dans l’enlèvement des bouteilles hors des fours à sécher, dans leur triage, leur mise en paquets, etc. Entre les deux phases a lieu la fabrication du verre proprement dite, ou la manipulation de la masse fluide. À l’embouchure d’un même fourneau travaille un groupe qui porte, en Angleterre, le nom de hole (trou), et qui se compose d’un bottle‑maker, faiseur de bouteilles ou finisseur, d’un blower, souffleur, d’un gatherer, d’un putter‑up ou whetter‑of et d’un taker‑in. Ces cinq ouvriers forment autant d’organes différents d’une force collective de travail, qui ne fonctionne que comme unité, c’est‑à‑dire par coopération immédiate des cinq. Cet organisme se trouve paralysé dès qu’il lui manque un seul de ses membres. Le même fourneau a diverses ouvertures, en Angleterre de quatre à six, dont chacune donne accès à un creuset d’argile rempli de verre fondu, et occupe son groupe propre de cinq ouvriers. L’organisme de chaque groupe repose ici sur la division du travail, tandis que le lien entre les divers groupes analogues consiste en une simple coopération qui permet d’économiser un des moyens de production, le fourneau, en le faisant servir en commun. Un fourneau de ce genre, avec ses quatre à six groupes, forme un petit atelier, et une manufacture de verre comprend un certain nombre de ces ateliers avec les ouvriers et les matériaux dont ils ont besoin pour les phases de production préparatoires et définitives.

Enfin la manufacture, de même qu’elle provient en partie d’une combinaison de différents métiers, peut à son tour se développer en combinant ensemble des manufactures différentes. C’est ainsi que les verreries anglaises d’une certaine importance fabriquent elles‑mêmes leurs creusets d’argile, parce que la réussite du produit dépend en grande partie de leur qualité. La manufacture d’un moyen de production est ici unie à la manufacture du produit. Inversement, la manufacture du produit peut être unie à des manufactures où il entre comme matière première, ou au produit desquelles il se joint plus tard. C’est ainsi qu’on trouve des manufactures de flintglass combinées avec le polissage des glaces et la fonte du cuivre, cette dernière opération ayant pour but l’enchâssure ou la monture d’articles de verres variés. Les diverses manufactures combinées forment alors des départements plus ou moins séparés de la manufacture totale, et en même temps des procès de production indépendants, chacun avec sa division propre du travail. Malgré les avantages que présente la manufacture combinée, elle n’acquiert néanmoins une véritable unité technique, tant qu’elle repose sur sa propre base. Cette unité ne surgit qu’après la transformation de l’industrie manufacturière en industrie mécanique.

Dans la période manufacturière on ne tarda guère à reconnaître que son principe n’était que la diminution du temps de travail nécessaire à la production des marchandises, et on s’exprima sur ce point très clairement[2]. Avec la manufacture se développa aussi çà et là l’usage des machines, surtout pour certains travaux préliminaires simples qui ne peuvent être exécutés qu’en grand et avec une dépense de force considérable. Ainsi, par exemple, dans la manufacture de papier, la trituration des chiffons se fit bientôt au moyen de moulins ad hoc, de même que dans les établissements métallurgiques l’écrasement du minerai au moyen de moulins dits brocards[3]. L’empire romain avait transmis avec le moulin à eau la forme élémentaire de toute espèce de machine productive[4]. La période des métiers avait légué les grandes inventions de la boussole, de la poudre à canon, de l’imprimerie et de l’horloge automatique. En général, cependant, les machines ne jouèrent dans la période manufacturière que ce rôle secondaire qu’Adam Smith leur assigne à côté de la division du travail[5]. Leur emploi sporadique devint très important au dix-septième siècle, parce qu’il fournit aux grands mathématiciens de cette époque un point d’appui et un stimulant pour la création de la mécanique moderne.

C’est le travailleur collectif formé par la combinaison d’un grand nombre d’ouvriers parcellaires qui constitue le mécanisme spécifique de la période manufacturière. Les diverses opérations que le producteur d’une marchandise exécute tour à tour et qui se confondent dans l’ensemble de son travail, exigent, pour ainsi dire, qu’il ait plus d’une corde à son arc. Dans l’une, il doit déployer plus d’habileté, dans l’autre plus de force, dans une troisième plus d’attention, etc., et le même individu ne possède pas toutes ces facultés à un degré

  1. En Angleterre le fourneau à fondre est séparé du four de verrerie où se fait la préparation du verre. En Belgique, par exemple, le même fourneau sert pour les deux opérations.
  2. C’est ce que l’on voit entre autres chez W. Petty, John Bellers, Andrew Yarranton, The Advantages of the East India Trade, et J. Vanderlint.
  3. Vers la fin du seizième siècle, on se servait encore en France de mortiers et de cribles pour écraser et laver le minerai.
  4. L’histoire des moulins à grains permet de suivre pas à pas le développement du machinisme en général. En Angleterre, la fabrique porte encore le nom de mill (moulin). En Allemagne, on trouve encore ce nom mühle employé dans les écrits technologiques des trente premières années de ce siècle pour désigner non-seulement toute machine mue par des forces naturelles, mais encore toute manufacture qui emploie des appareils mécaniques. En français, le mot moulin, appliqué primitivement à la mouture des grains, fut par la suite employé pour toute machine qui, mue par une force extérieure, donne une violente impression sur un corps, moulin à poudre, à papier, à tan, à foulon, à retordre le fil, à forge, à monnaie, etc.
  5. Comme on pourra le voir dans le quatrième livre de cet ouvrage, Adam Smith n’a pas établi une seule proposition nouvelle concernant la division du travail. Mais à cause de l’importance qu’il lui donna il mérite d’être considéré comme l’économiste qui caractérise le mieux la période manufacturière. Le rôle subordonné qu’il assigne aux machines souleva dès les commencements de la grande industrie la polémique de Lauderdale, et plus tard celle de Ure. Adam Smith confond aussi la différenciation des instruments, due en grande partie aux ouvriers manufacturiers, avec l’invention des machines. Ceux qui jouent un rôle ici, ce ne sont pas les ouvriers de manufacture, mais des savants, des artistes, même des paysans (Brindley), etc.