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dans le système mécanique de la fabrique. Avant d’examiner de quelle façon le matériel humain y est incorporé, il convient d’étudier les effets rétroactifs les plus immédiats de cette révolution sur l’ouvrier.

A. Appropriation des forces de travail supplémentaires. Travail des femmes et des enfants.

En rendant superflue la force musculaire, la machine permet d’employer des ouvriers sans grande force musculaire, mais dont les membres sont d’autant plus souples qu’ils sont moins développés. Quand le capital s’empara de la machine, son cri fut : du travail de femmes, du travail d’enfants ! Ce moyen puissant de diminuer les labeurs de l’homme, se changea aussitôt en moyen d’augmenter le nombre des salariés ; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d’âge et de sexe, sous le bâton du capital. Le travail forcé pour le capital usurpa la place des jeux de l’enfance et du travail libre pour l’entretien de la famille ; et le support économique des mœurs de famille était ce travail domestique[1].

La valeur de la force de travail était déterminée par les frais d’entretien de l’ouvrier et de sa famille. En jetant la famille sur le marché, en distribuant ainsi sur plusieurs forces la valeur d’une seule, la machine la déprécie. Il se peut que les quatre forces, par exemple, qu’une famille ouvrière vend maintenant, lui rapportent plus que jadis la seule force de son chef ; mais aussi quatre journées de travail en ont remplacé une seule, et leur prix a baissé en proportion de l’excès du surtravail de quatre sur le surtravail d’un seul. Il faut maintenant que quatre personnes fournissent non seulement du travail, mais encore du travail extra au capital, afin qu’une seule famille vive. C’est ainsi que la machine, en augmentant la matière humaine exploitable, élève en même temps le degré d’exploitation[2].

L’emploi capitaliste du machinisme altère foncièrement le contrat, dont la première condition était que capitaliste et ouvrier devaient se présenter en face l’un de l’autre comme personnes libres, marchands tous deux, l’un possesseur d’argent ou de moyens de production, l’autre possesseur de force de travail. Tout cela est renversé dès que le capital achète des mineurs. Jadis, l’ouvrier vendait sa propre force de travail dont il pouvait librement disposer, maintenant il vend femme et enfants ; il devient marchand d’esclaves[3]. Et en fait, la demande du travail des enfants ressemble souvent, même pour la forme, à la demande d’esclaves nègres telle qu’on la rencontra dans les journaux américains. « Mon attention, dit un inspecteur de fabrique anglais, fut attirée par une annonce de la feuille locale d’une des plus importantes villes manufacturières de mon district, annonce dont voici le texte : « On demande de 12 à 20 jeunes garçons, pas plus jeunes que ce qui peut passer pour 13 ans. Salaire, quatre shillings par semaine. S’adresser, etc.[4] » Le passage souligné se rapporte à un article du Factory Act, déclarant que les enfants au‑dessous de treize ans ne doivent travailler que six heures. Un médecin ad hoc (certifying surgeon) est chargé de vérifier l’âge. Le fabricant demande donc des jeunes garçons qui aient l’air d’avoir déjà treize ans. La statistique anglaise des vingt dernières années a témoigné parfois d’une diminution subite dans le nombre des enfants au‑dessous de cet âge employés dans les fabriques. D’après les dépositions des inspecteurs, cette diminution était en grande partie l’œuvre du trafic sordide des pa-

  1. Le docteur Edward Smith, pendant la crise cotonnière qui accompagna la guerre civile américaine, fut envoyé par le gouvernement anglais dans le Lancashire, le Cheshire, etc., pour faire un rapport sur l’état de santé des travailleurs. On lit dans ce rapport : « Au point de vue hygiénique, et abstraction faite de la délivrance de l’ouvrier de l’atmosphère de la fabrique, la crise présente divers avantages. Les femmes des ouvriers ont maintenant assez de loisir pour pouvoir offrir le sein à leurs nourrissons au lieu de les empoisonner avec le cordial de Godfrey. Elles ont aussi trouvé le temps d’apprendre à faire la cuisine. » Malheureusement elles acquirent ce talent culinaire au moment où elles n’avaient rien à manger, mais on voit comment le capital en vue de son propre accroissement avait usurpé le travail que nécessite la consommation de la famille. La crise a été aussi utilisée dans quelques écoles pour enseigner la couture aux ouvrières. Il a donc fallu une révolution américaine et une crise universelle pour que des ouvrières qui filent pour le monde entier apprissent à coudre.
  2. « L’accroissement numérique des travailleurs a été considérable par suite de la substitution croissante des femmes aux hommes et surtout des enfants aux adultes. Un homme d’âge mûr dont le salaire variait de 18 à 45 shillings par semaine, est maintenant remplacé par 3 petites filles de 13 ans payées de 6 à 8 shillings. » (Th. de Quincey : The Logic of Politic Econ. Lond. 1845. Note de la p.147.) Comme certaines fonctions de la famille, telles que le soin et l’allaitement des enfants, ne peuvent être tout à fait supprimées, les mères de famille confisquées par le capital sont plus ou moins forcées de louer des remplaçantes. Les travaux domestiques, tels que la couture, le raccommodage, etc., doivent être remplacés par des marchandises toutes faites. À la dépense amoindrie en travail domestique correspond une augmentation de dépense en argent. Les frais de la famille du travailleur croissent par conséquent et balancent le surplus de la recette. Ajoutons à cela qu’il y devient impossible de préparer et de consommer les subsistances avec économie et discernement. — Sur tout ces faits passés sous silence par l’économie politique officielle on trouve de riches renseignements dans les rapports des inspecteurs de fabrique, de la « Children’s Employment Commission » de même que dans les « Reports on Public Health ».
  3. En contraste avec ce grand fait que ce sont les ouvriers mâles qui ont forcé le capital à diminuer le travail des femmes et des enfants dans les fabriques anglaises, les rapports les plus récents de la « Children’s Employment Commission » contiennent des traits réellement révoltants sur les procédés esclavagistes de certains parents dans le trafic sordide de leurs enfants. Mais comme on peut le voir par ces rapports, le pharisien capitaliste dénonce lui-même la bestialité qu’il a créée, qu’il éternise et exploite et qu’il a baptisée du nom de Liberté du travail. « Le travail des enfants a été appelé en aide… même pour payer leur pain quotidien ; sans force pour supporter un labeur si disproportionné, sans instruction pour diriger leur vie dans l’avenir, ils ont été jetés dans une situation physiquement et moralement souillée. L’historien juif, à propos de la destruction de Jérusalem par Titus a donné à entendre qu’il n’était pas étonnant qu’elle eût subi une destruction si terrible, puisqu’une mère inhumaine avait sacrifie son propre fils pour apaiser les tourments d’une faim irrésistible. » (Public Economy concentrated. Carlisle, 1833, p. 56). Dans le « Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse » (31 mai 1837), le docteur Perrot dit : « La misère engendre quelquefois chez les pères de famille un odieux esprit de spéculation sur leurs enfants, et des chefs d’établissement sont souvent sollicités pour recevoir dans leurs ateliers des enfants au-dessous de l’âge même où on les admet ordinairement. »
  4. A. Redgrave dans « Reports of Insp. of Fact for 31 oct. 1858 », p. 40, 41.