Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/206

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culières à chaque branche d’industrie, il y a encore ce qu’on nomme la saison, qu’elle repose sur la mode, sur la périodicité de la navigation ou sur la coutume des commandes soudaines et imprévues qu’il faut exécuter dans le plus bref délai, coutume qu’ont surtout développée les chemins de fer et la télégraphie.

« L’extension dans tout le pays du système des voies ferrées, dit à ce sujet un fabricant de Londres, a mis en vogue les ordres à courte échéance. Venant tous les quinze jours de Glasgow, de Manchester et d’Édimbourg, les acheteurs en gros s’adressent aux grands magasins de la Cité, auxquels nous fournissons des marchandises. Au lieu d’acheter au dépôt, comme cela se faisait jadis, ils donnent des ordres qui doivent être immédiatement exécutés. Dans les années précédentes nous étions toujours à même de travailler d’avance pendant les moments de calme pour la saison la plus proche ; mais aujourd’hui personne ne peut prévoir quel article sera recherché pendant la saison[1]. »

Dans les fabriques et les manufactures non soumises à la loi, il règne périodiquement pendant la saison, et irrégulièrement à l’arrivée de commandes soudaines, un surcroît de travail réellement effroyable.

Dans la sphère du travail à domicile, où d’ailleurs l’irrégularité forme la règle, l’ouvrier dépend entièrement pour ses matières premières et son occupation des caprices du capitaliste, qui là n’a à faire valoir aucun capital avancé en constructions, machines, etc., et ne risque, par l’intermittence du travail, absolument rien que la peau de ses ouvriers. Là, il peut donc recruter d’une manière systématique une armée industrielle de réserve, toujours disponible, que décime l’exagération du travail forcé pendant une partie de l’année et que, pendant l’autre, le chômage forcé réduit à la misère.

« Les entrepreneurs, dit la Child. Employm. Commission, exploitent l’irrégularité habituelle du travail à domicile, pour le prolonger, aux moments de presse extraordinaire, jusqu’à onze, douze, deux heures de la nuit, en un mot à toute heure, comme disent les hommes d’affaires », et cela dans des locaux « d’une puanteur à vous renverser (the stench is enough to knock you down). Vous allez peut-être jusqu’à la porte, vous l’ouvrez et vous reculez en frissonnant[2]. » « Ce sont de drôles d’originaux que nos patrons », dit un des témoins entendus, un cordonnier ; « ils se figurent que cela ne fait aucun tort à un pauvre garçon de trimer à mort pendant une moitié de l’année et d’être presque forcé de vagabonder pendant l’autre[3]. »

De même que les obstacles techniques que nous avons mentionnés plus haut, ces pratiques que la routine des affaires a implantées (usages which have grown with the growth of trade) ont été et sont encore présentées par les capitalistes intéressés comme des barrières naturelles de la production. C’était là le refrain des doléances des lords du coton dès qu’ils se voyaient menacés de la loi de fabrique ; quoique leur industrie dépende plus que toute autre du marché universel et, par conséquent, de la navigation, l’expérience leur a donné un démenti. Depuis ce temps‑là les inspecteurs des fabriques anglaises traitent de fariboles toutes ces difficultés éternelles de la routine[4].

Les enquêtes consciencieuses de la Child. Empl. Comm., ont démontré par le fait que dans quelques industries la réglementation de la journée de travail a distribué plus régulièrement sur l’année entière la masse de travail déjà employée[5], qu’elle est le premier frein rationnel imposé aux caprices frivoles et homicides de la mode, incompatibles avec le système de la grande industrie[6], que le développement de la navigation maritime et des moyens de communication en général ont supprimé à proprement parler la raison technique du travail de saison[7], et qu’enfin toutes les autres circonstances qu’on prétend ne pouvoir maîtriser, peuvent être éliminées au moyen de bâtisses plus vastes, de machines supplémentaires, d’une augmentation du nombre des ouvriers employés simultanément[8], et du contrecoup de tous ces changements dans l’industrie sur le système de commerce en gros[9].

  1. Child. Empl. Comm. IV Rep., p. xxxii, xxxiii
  2. Child. Empl. Comm. II Rep., p. xxxv, n. 235 et 237.
  3. L. c. 127, n. 56.
  4. « Quant aux pertes que leur commerce éprouverait à cause de l’exécution retardée de leurs commandes, je rappelle que c’était là l’argument favori des maîtres de fabrique en 1832 et 1833. Sur ce sujet on ne peut rien avancer aujourd’hui qui aurait la même force que dans ce temps-là, lorsque la vapeur n’avait pas encore diminué de moitié toutes les distances et fait établir de nouveaux règlements pour le transit. Si à cette époque cet argument ne résistait pas à l’épreuve, il n’y résisterait certainement pas aujourd’hui. » (Reports of Insp. of Fact. 31 st. oct. 1862, p. 54, 55.)
  5. « Child. Empl. Comm. IV Rep. », p. xviii, n. 118.
  6. « L’incertitude des modes, disait John Bellers déjà en 1696, accroît le nombre des pauvres nécessiteux. Elle produit en effet deux grands maux : 1o les journaliers sont misérables en hiver par suite de manque de travail, les merciers et les maîtres tisseurs n’osant pas dépenser leurs fonds pour tenir leurs gens employés avant que le printemps n’arrive et qu’ils ne sachent quelle sera la mode ; 2o dans le printemps, les journaliers ne suffisent pas et les maîtres tisseurs doivent recourir à mainte pratique pour pouvoir fournir le commerce du royaume dans un trimestre ou une demi-année. Il résulte de tout cela que les charrues sont privées de bras, les campagnes de cultivateurs, la Cité en grande partie encombrée de mendiants, et que beaucoup meurent de faim parce qu’ils ont honte de mendier. » (Essays about the Poor, Manufactures, etc., p. 19.)
  7. Child. Empl. Comm. V Rep., p. 171, n. 31.
  8. On lit par exemple dans les dépositions de quelques agents d’exportation de Bradford cités comme témoins : « Il est clair que dans ces circonstances il est inutile de faire travailler dans les magasins les jeunes garçons plus longtemps que depuis huit heures du matin jusqu’à sept heures du soir. Ce n’est qu’une question de dépense extra et de nombre de bras extra. Les garçons n’auraient pas besoin de travailler si tard dans la nuit si quelques patrons n’étaient pas aussi affamés de profit. Une machine extra ne coule que seize ou dix-huit livres sterling — Toutes les difficultés proviennent de l’insuffisance d’appareils et du manque d’espace. » (L. c., p. 171, n. 35 et 38.)
  9. L. c. Un fabricant de Londres, qui considère d’ailleurs la réglementation de la journée de travail comme un moyen de protéger non seulement les ouvriers contre les fabricants, mais encore les fabricants contre le grand commerce, s’exprime ainsi ; « La gêne dans nos transactions est occasionnée par les marchands exportateurs qui veulent, par exemple, envoyer des marchandises par un navire à voiles, pour se trouver en lieu et place dans une saison déterminée, et, de plus, pour empêcher la différence du prix de transport entre le navire à