Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/208

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Si minces que paraissent dans leur ensemble les articles de la loi de fabrique sur l’éducation, ils proclament néanmoins l’instruction primaire comme condition obligatoire du travail des enfants[1]. Leur succès était la première démonstration pratique de la possibilité d’unir l’enseignement et la gymnastique avec le travail manuel et vice versa le travail manuel avec l’enseignement et la gymnastique[2]. En consultant les maîtres d’école, les inspecteurs de fabrique reconnurent bientôt que les enfants de fabrique qui fréquentent l’école seulement pendant une moitié du jour, apprennent tout autant que les élèves réguliers et souvent même davantage. « Et la raison en est simple. Ceux qui ne sont retenus qu’une demi‑journée à l’école sont toujours frais, dispos et ont plus d’aptitude et meilleure volonté pour profiter des leçons. Dans le système mi‑travail et mi‑école, chacune des deux occupations repose et délasse de l’autre, et l’enfant se trouve mieux que s’il était cloué constamment à l’une d’elles. Un garçon qui est assis sur les bancs depuis le matin de bonne heure, et surtout par un temps chaud, est incapable de rivaliser avec celui qui arrive tout dispos et allègre de son travail[3]. » On trouve de plus amples renseignements sur ce sujet dans le discours de Senior au Congrès sociologique d’Edimbourg en 1853. Il y démontre combien la journée d’école longue, monotone et stérile des enfants des classes supérieures augmente inutilement le travail des maîtres « tout en faisant perdre aux enfants leur temps, leur santé et leur énergie, non seulement sans fruit mais à leur absolu préjudice[4] ». Il suffit de consulter les livres de Robert Owen, pour être convaincu que le système de fabrique a le premier fait germer l’éducation de l’avenir, éducation qui unira pour tous les enfants au‑dessus d’un certain âge le travail productif avec l’instruction et la gymnastique, et cela non seulement comme méthode d’accroître la production sociale, mais comme la seule et unique méthode de produire des hommes complets.

On a vu que tout en supprimant au point de vue technique la division manufacturière du travail où un homme tout entier est sa vie durant enchaîné à une opération de détail, la grande industrie, dans sa forme capitaliste, reproduit néanmoins cette division plus monstrueusement encore, et transforme l’ouvrier de fabrique en accessoire conscient d’une machine partielle. En dehors de la fabrique, elle amène le même résultat en introduisant dans presque tous les ateliers l’emploi sporadique de machines et de travailleurs à la machine, et en donnant partout pour base nouvelle à la division du travail l’exploitation des femmes, des enfants et des ouvriers à bon marché[5].

La contradiction entre la division manufacturière du travail et la nature de la grande industrie se manifeste par des phénomènes subversifs, entre autres par le fait qu’une grande partie des enfants employés dans les fabriques et les manufactures modernes reste attachée indissolublement, dès l’âge le plus tendre et pendant des années entières, aux manipulations les plus simples, sans apprendre le moindre travail qui permette de les employer plus tard n’importe où, fût‑ce dans ces mêmes fabriques et manufactures. Dans les imprimeries anglaises, par exemple, les apprentis s’élevaient peu à peu, conformément au système de l’ancienne manufacture et du métier, des travaux les plus simples aux travaux les plus complexes. Ils parcouraient plusieurs stages avant d’être des typographes achevés. On exigeait de tous qu’ils sussent lire et écrire. La machine à imprimer a bouleversé tout cela. Elle emploie deux sortes d’ouvriers : un adulte qui la surveille et deux jeunes garçons âgés, pour la plupart, de onze à dix-sept ans, dont la besogne se borne à étendre sous la machine une feuille de papier et à l’enlever dès qu’elle est imprimée. Ils s’acquittent de cette opération fastidieuse, à Lon-

  1. D’après la loi de fabrique, les parents ne peuvent envoyer leurs enfants au-dessous de quatorze ans dans les fabriques « contrôlées » sans leur faire donner en même temps l’instruction élémentaire. Le fabricant est responsable de l’exécution de la loi. « L’éducation de fabrique est obligatoire, elle est une condition du travail. » (Rep. of Insp. of Fact., 31 oct. 1865, p. 11.)
  2. Pour ce qui est des résultats avantageux de l’union de la gymnastique (et des exercices militaires pour les garçons) avec l’instruction obligatoire des enfants de fabrique et dans les écoles des pauvres, voir le discours de N. W. Senior au septième congrès annuel de la « National Association for the Promotion of social science », dans les « Reports of Proceedings », etc., (London, 1863, p. 63, 64), de même le rapport des inspecteurs de fabrique pour le 31 oct. 1865, p. 118, 119, 120, 126 et suiv.
  3. « Rep. of Insp. of Fact. (L. c. p. 118.) Un fabricant de soie déclare naïvement aux commissaires d’enquête de la Child. Empl. Comm. : « Je suis convaincu que le vrai secret de la production d’ouvriers habiles consiste à faire marcher ensemble dès l’enfance le travail et l’instruction. Naturellement le travail ne doit ni exiger trop d’efforts, ni être répugnant ou malsain. Je désirerais que mes propres enfants pussent partager leur temps entre l’école d’un côté et le travail de l’autre. » (Child. Empl. Comm. V Rep., p. 82, n. 36.)
  4. Pour juger combien la grande industrie, arrivée à un certain développement, est susceptible, par le bouleversement qu’elle produit dans le matériel de la production et dans les rapports sociaux qui en découlent, de bouleverser également les têtes, il suffit de comparer le discours de N. W. Senior en 1863 avec sa philippique contre l’acte de fabrique de 1833, ou de mettre en face des opinions du congrès que nous venons de citer ce fait que, dans certaines parties de l’Angleterre, il est encore défendu à des parents pauvres de faire instruire leurs enfants sous peine d’être exposés à mourir de faim. Il est d’usage, par exemple, dans le Somersetshire, ainsi que le rapporte M. Snell, que toute personne qui réclame des secours de la paroisse doive retirer ses enfants de l’école. M. Wollaston, pasteur à Feltham, cite des cas où tout secours a été refusé à certaines familles parce qu’elles faisaient instruire leurs enfants !
  5. Là où des machines construites pour des artisans et mues par la force de l’homme sont en concurrence directe ou indirecte avec des machines plus développées et supposant par cela même une force motrice mécanique, un grand changement a lieu par rapport au travailleur qui meut la machine. À l’origine, la machine à vapeur remplaçait l’ouvrier ; mais dans les cas mentionnés, c’est lui qui remplace la machine. La tension et la dépense de sa force deviennent conséquemment monstrueuses, et combien doivent-elles l’être pour les adolescents condamnés à cette torture ! Le commissaire Longe a trouvé à Coventry et dans les environs des garçons de dix à quinze ans employés à tourner des métiers à rubans, sans parler d’enfants plus jeunes qui avaient à tourner des métiers de moindre dimension. « C’est un travail extraordinairement pénible ; le garçon est un simple remplaçant de la force de la vapeur. » (Child. Empl. Comm. V. Rep., 1866, p. 114, n. 6.) Sur les conséquences meurtrières « de ce système d’esclavage », ainsi que le nomme le rapport officiel, V. l. c., pages suiv.