Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/221

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bitant des îles orientales de l’archipel asiatique, où le palmier sagou pousse en plante sauvage dans les forêts. « Quand les habitants, en perçant un trou dans l’arbre, se sont assurés que la moelle est mûre, aussitôt le tronc est abattu et divisé en plusieurs morceaux et la moelle détachée. Mêlée avec de l’eau et filtrée, elle donne une farine parfaitement propre à être utilisée. Un arbre en fournit communément trois cents livres et peut en fournir de cinq à six cents. On va donc là dans la forêt et on y coupe son pain comme chez nous on abat son bois à brûler[1]. » Supposons qu’il faille à un de ces insulaires douze heures de travail par semaine pour satisfaire tous ses besoins ; on voit que la première faveur que lui accorde la nature, c’est beaucoup de loisir. Pour qu’il l’emploie productivement pour lui-même, il faut tout un enchaînement d’incidents historiques ; pour qu’il le dépense en surtravail pour autrui, il doit être contraint par la force. Si la production capitaliste était introduite dans son île, ce brave insulaire devrait peut-être travailler six jours par semaine pour obtenir la permission de s’approprier le produit d’une seule journée de son travail hebdomadaire. La faveur de la nature n’expliquerait point pourquoi il travaille maintenant six jours par semaine, ou pourquoi il fournit cinq jours de surtravail. Elle expliquerait simplement pourquoi son temps de travail nécessaire peut être réduit à une seule journée par semaine.

Le travail doit donc posséder un certain degré de productivité avant qu’il puisse être prolongé au-delà du temps nécessaire au producteur pour se procurer son entretien ; mais ce n’est jamais cette productivité, quel qu’en soit le degré, qui est la cause de la plus-value. Cette cause, c’est toujours le surtravail, quel que soit le mode de l’arracher.

Ricardo ne s’occupe jamais de la raison d’être de la plus-value. Il la traite comme une chose inhérente à la production capitaliste, qui pour lui est la forme naturelle de la production sociale. Aussi, quand il parle de la productivité du travail, il ne prétend pas y trouver la cause de l’existence de la plus-value, mais seulement la cause qui en détermine la grandeur. Son école, au contraire, a hautement proclamé la force productive du travail comme la raison d’être du profit (lisez plus-value). C’était certainement un progrès vis-à-vis des mercantilistes, qui, eux, faisaient dériver l’excédent du prix des produits sur leurs frais, de l’échange, de la vente des marchandises au-dessus de leur valeur. Néanmoins c’était escamoter le problème et non le résoudre. En fait, ces économistes bourgeois sentaient instinctivement qu’il « y avait péril grave et grave péril », pour parler le langage emphatique de M. Guizot, à vouloir trop approfondir cette question brûlante de l’origine de la plus-value. Mais que dire quand, un demi-siècle après Ricardo, M. John Stuart Mill vient doctoralement constater sa supériorité sur les mercantilistes en répétant mal les faux-fuyants des premiers vulgarisateurs de Ricardo ?

M. Mill dit : « La cause du profit (the cause of profit), c’est que le travail produit plus qu’il ne faut pour son entretien. » Jusque-là, simple répétition de la vieille chanson ; mais, voulant y mettre du sien, il poursuit : « Pour varier la forme du théorème : la raison pour laquelle le capital rend un profit, c’est que nourriture, vêtements, matériaux et instruments durent plus de temps qu’il n’en faut pour les produire. » M. Mill confond ici la durée du travail avec la durée de ses produits. D’après cette doctrine, un boulanger, dont les produits ne durent qu’un jour, ne pourrait tirer de ses salariés le même profit qu’un constructeur de machines, dont les produits durent une vingtaine d’années et davantage. D’ailleurs, il est très vrai que si un nid ne durait pas plus de temps qu’il n’en faut à l’oiseau pour le faire, les oiseaux devraient se passer de nids.

Après avoir constaté cette vérité fondamentale, M. Mill constate sa supériorité sur les mercantilistes.

« Nous voyons ainsi, s’écrie-t-il, que le profit provient, non de l’incident des échanges, mais de la force productive du travail, et le profit général d’un pays est toujours ce que la force productive du travail le fait, qu’il y ait échange ou non. S’il n’y avait pas division des occupations, il n’y aurait ni achat ni vente, mais néanmoins il y aurait toujours du profit. » Pour lui, les échanges, l’achat et la vente, les conditions générales de la production capitaliste, n’en sont qu’un incident, et il y aurait toujours du profit sans l’achat et la vente de la force de travail !

« Si, poursuit-il, les travailleurs d’un pays produisent collectivement vingt pour cent au-dessus de leurs salaires, les profits seront de vingt pour cent quels que soient les prix des marchandises. »

C’est d’un côté une lapalissade des plus réussies ; en effet, si des ouvriers produisent une plus-value de vingt pour cent pour les capitalistes, les profits de ceux-ci seront certainement aux salaires de ceux-là comme 20 est à 100. De l’autre côté, il est absolument faux que les profits seront « de vingt pour cent ». Ils seront toujours plus petits, parce que les profits sont calculés sur la somme totale du capital avancé. Si, par exemple, l’entrepreneur avance cinq cents livres sterling, dont quatre cinquièmes sont dépensés en moyens de production, un cinquième en salaires, et que le taux de la plus-value soit de vingt pour cent, le taux de profit sera comme 20 est à 500, c’est-à-dire de quatre pour cent, et non de vingt pour cent.

M. Mill nous donne pour la bonne bouche un échantillon superbe de sa méthode de traiter les différentes formes historiques de la production sociale.

« Je présuppose toujours, dit-il, l’état actuel des choses qui prédomine universellement à peu d’exceptions près, c’est-à-dire que le capitaliste fait toutes les avances, y inclus la rémunération du travailleur. » Étrange illusion d’optique de voir universellement un état de choses qui n’existe encore que par exception sur notre globe ! Mais passons outre. M. Mill veut bien faire la concession « que ce n’est pas une nécessité absolue qu’il en soit ainsi. » Au contraire, « jusqu’à la parfaite et entière confection de l’ouvrage, le travailleur pourrait attendre… même le payement entier de son salaire,

  1. F. Shouw : « Die Erde, die Pflanze und der Mensch », 2e édit. Leipzig, 1854, p. 148.