Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/256

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acheteurs, indépendants les uns des autres et entre qui tout rapport cesse à l’échéance du terme stipulé par leur contrat. Si la transaction se répète, c’est grâce à un nouveau contrat, si peu lié avec l’ancien que c’est pur accident que le même vendeur le fasse avec le même acheteur plutôt qu’avec tout autre.

Pour juger la production marchande d’après ses propres lois économiques, il faut donc prendre chaque transaction isolément, et non dans son enchaînement, ni avec celle qui la précède, ni avec celle qui la suit. De plus, comme ventes et achats se font toujours d’individu à individu, il n’y faut pas chercher des rapports de classe à classe.

Si longue donc que soit la filière de reproductions périodiques et d’accumulations antérieures par laquelle le capital actuellement en fonction ait passé, il conserve toujours sa virginité primitive. Supposé qu’à chaque transaction prise à part les lois de l’échange s’observent, le mode d’appropriation peut même changer de fond en comble sans que le droit de propriété, conforme à la production marchande, s’en ressente. Aussi est‑il toujours en vigueur, aussi bien au début, où le produit appartient au producteur et où celui-ci, en donnant équivalent contre équivalent, ne saurait s’enrichir que par son propre travail, que dans la période capitaliste, où la richesse est accaparée sur une échelle progressive grâce à l’appropriation successive du travail d’autrui non payé[1].

Ce résultat devient inévitable dès que la force de travail est vendue librement comme marchandise par le travailleur lui-même. Mais ce n’est aussi qu’à partir de ce moment que la production marchande se généralise et devient le mode typique de la production, que de plus en plus tout produit se fait pour la vente et que toute richesse passe par la circulation. Ce n’est que là où le travail salarié forme la base de la production marchande que celle-ci non seulement s’impose à la société, mais fait, pour la première fois, jouer tous ses ressorts. Prétendre que l’intervention du travail salarié la fausse revient à dire que pour rester pure la production marchande doit s’abstenir de se développer. À mesure qu’elle se métamorphose en production capitaliste, ses lois de propriété se changent nécessairement en lois de l’appropriation capitaliste. Quelle illusion donc que celle de certaines écoles socialistes qui s’imaginent pouvoir briser le régime du capital en lui appliquant les lois éternelles de la production marchande !

On sait que le capital primitivement avancé, même quand il est dû exclusivement aux travaux de son possesseur, se transforme tôt ou tard, grâce à la reproduction simple, en capital accumulé ou plus-value capitalisée. Mais, à part cela, tout capital avancé se perd comme une goutte dans le fleuve toujours grossissant de l’accumulation. C’est là un fait si bien reconnu par les économistes qu’ils aiment à définir le capital : « une richesse accumulée qui est employée de nouveau à la production d’une plus-value[2] », et le capitaliste : « le possesseur du produit net[3] ». La même manière de voir s’exprime sous cette autre forme que tout le capital actuel est de l’intérêt accumulé ou capitalisé, car l’intérêt n’est qu’un fragment de la plus-value. « Le capital, dit l’Économiste de Londres, avec l’intérêt composé de chaque partie de capital épargnée, va tellement en grossissant que toute la richesse dont provient le revenu dans le monde entier n’est plus depuis longtemps que l’intérêt du capital[4]. » L’Économiste est réellement trop modéré. Marchant sur les traces du docteur Price, il pouvait prouver par des calculs exacts qu’il faudrait annexer d’autres planètes à ce monde terrestre pour le mettre à même de rendre au capital ce qui est dû au capital.

II

Fausse interprétation de la production sur une échelle progressive.

Les marchandises que le capitaliste achète, avec une partie de la plus-value, comme moyens de jouissance, ne lui servent pas évidemment de moyens de production et de valorisation[5] ; le travail qu’il paie dans le même but n’est pas non plus du travail productif. L’achat de ces marchandises et de ce travail, au lieu de l’enrichir, l’appauvrit d’autant. Il dissipe ainsi la plus-value comme revenu, au lieu de la faire fructifier comme capital.

En opposition à la noblesse féodale, impatiente de dévorer plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et fainéante, l’économie politique bourgeoise devait donc prêcher l’accumulation comme le premier des devoirs civiques et ne pas se lasser d’enseigner que, pour accumuler, il faut être sage, ne pas manger tout son revenu, mais bien en consacrer une bonne partie à l’embauchage de travailleurs productifs, rendant plus qu’ils ne reçoivent.

Elle avait encore à combattre le préjugé populaire qui confond la production capitaliste avec la thésaurisation et se figure qu’accumuler veut dire ou dérober à la consommation les objets qui constituent la richesse, ou sauver l’argent des risques de la circulation. Or, mettre l’argent sous clé est la méthode la plus sûre pour ne pas le capitaliser, et amasser des marchandises en vue de thésauriser ne

  1. La propriété du capitaliste sur le produit du travailleur « est une conséquence rigoureuse de la loi de l’appropriation, dont le principe fondamental était au contraire le titre de propriété exclusif de chaque travailleur sur le produit de son propre travail. » Cherbuliez : Riche ou Pauvre. Paris, 1844, p. 58. — L’auteur sent le contrecoup dialectique, mais l’explique faussement.
  2. « Capital, c’est-à-dire richesse accumulée employée en vue d’un profit. » (Malthus, l. c.) « Le capital consiste en richesse économisée sur le revenu et employée dans un but de profit. » (R. Jones : An Introductory Lecture on Pol. Ec. London, 1833, p. 16.)
  3. « Le possesseur du produit net, c’est-à-dire du capital. » (The Source and Remedy of the National difficulties, etc. London, 1821.)
  4. London Economist, 19 July 1859.
  5. Il nous semble que le mot valorisation exprimerait le plus exactement le mouvement qui fait d’une valeur le moyen de sa propre multiplication.