Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/277

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Dans le chapitre sur la grande industrie, nous avons longuement traité des causes qui font qu’en dépit des tendances contraires les rangs des salariés grossissent avec le progrès de l’accumulation. Nous rappellerons ici en quelques mots ce qui a immédiatement trait à notre sujet.

Le même développement des pouvoirs productifs du travail, qui occasionne une diminution, non seulement relative, mais souvent absolue, du nombre des ouvriers employés dans certaines grandes branches d’industrie, permet à celles-ci de livrer une masse toujours croissante de produits à bon marché. Elles stimulent ainsi d’autres industries, celles à qui elles fournissent des moyens de production, ou bien celles dont elles tirent leurs matières, instruments, etc. ; elles en provoquent l’extension. L’effet produit sur le marché de travail de ces industries sera très considérable, si le travail à la main y prédomine. « L’augmentation du nombre des ouvriers », dit le rédacteur officiel du Recensement du Peuple Anglais en 1861, — « atteint en général son maximum dans les branches d’industrie où les machines n’ont pas encore été introduites avec succès[1]. » Mais nous avons vu ailleurs que toutes ces industries passent à leur tour par la métamorphose technique qui les adapte au mode de production moderne.

Les nouvelles branches de la production auxquelles le progrès économique donne lieu forment autant de débouchés additionnels pour le travail. À leur origine ils revêtent la forme du métier, de la manufacture, ou enfin celle de la grande industrie. Dans les deux premiers cas, il leur faudra passer par la transformation mécanique, dans le dernier la centralisation du capital leur permet de mettre sur pied d’immenses armées industrielles qui étonnent la vue et semblent sortir de terre. Mais, si vaste que paraisse la force ouvrière ainsi embauchée, son chiffre proportionnel, tout d’abord faible comparé à la masse du capital engagé, décroît aussitôt que ces industries ont pris racine.

Enfin, il y a des intervalles où les bouleversements techniques se font moins sentir, où l’accumulation se présente davantage comme un mouvement d’extension quantitative sur la nouvelle base technique une fois acquise. Alors, quelle que soit la composition actuelle du capital, la loi selon laquelle la demande de travail augmente dans la même proportion que le capital recommence plus ou moins à opérer. Mais, en même temps que le nombre des ouvriers attirés par le capital atteint son maximum, les produits deviennent si surabondants qu’au moindre obstacle dans leur écoulement le mécanisme social semble s’arrêter ; la répulsion du travail par le capital opère tout d’un coup, sur la plus vaste échelle et de la manière la plus violente ; le désarroi même impose aux capitalistes des efforts suprêmes pour économiser le travail. Des perfectionnements de détail graduellement accumulés se concentrent alors pour ainsi dire sous cette haute pression ; ils s’incarnent dans des changements techniques qui révolutionnent la composition du capital sur toute la périphérie de grandes sphères de production. C’est ainsi que la guerre civile américaine poussa les filateurs anglais à peupler leurs ateliers de machines plus puissantes et à les dépeupler de travailleurs. Enfin, la durée de ces intervalles où l’accumulation favorise le plus la demande de travail se raccourcit progressivement.

Ainsi donc, dès que l’industrie mécanique prend le dessus, le progrès de l’accumulation redouble l’énergie des forces qui tendent à diminuer la grandeur proportionnelle du capital variable et affaiblit celles qui tendent à en augmenter la grandeur absolue. Il augmente avec le capital social dont il fait partie, mais il augmente en proportion décroissante[2].

La demande de travail effective étant réglée non seulement par la grandeur du capital variable déjà mis en œuvre, mais encore par la moyenne de son accroissement continu, l’offre de travail reste normale tant qu’elle suit ce mouvement. Mais, quand le capital variable descend à une moyenne d’accroissement inférieure, la même offre de travail qui était jusque‑là normale devient désormais anormale, surabondante, de sorte qu’une fraction plus ou moins considérable de la classe salariée, ayant cessé d’être nécessaire pour la mise en valeur du capital, et perdu sa raison d’être, est maintenant devenue superflue, surnuméraire. Comme ce jeu continue à se répéter avec la marche ascendante de l’accumulation, celle-ci traîne à sa suite une surpopulation croissante.

La loi de la décroissance proportionnelle du capital variable, et de la diminution correspondante dans la demande de travail relative, a donc pour corollaires l’accroissement absolu du capital variable et l’augmentation absolue de la demande de travail suivant une proportion décroissante, et enfin pour complément : la production d’une surpopulation relative. Nous l’appelons « relative », parce qu’elle provient non d’un accroissement positif de la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie d’accumulation, mais, au contraire, d’un accroissement accéléré du capital social qui lui permet de se passer d’une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers. Comme cette surpopulation n’existe que par rapport aux besoins momentanés de l’exploitation capitaliste, elle peut s’enfler et se resserrer d’une manière subite.

En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la loi de population qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à

  1. L. c., p. 36.
  2. Un exemple frappant de cette augmentation en raison décroissante est fourni par le mouvement de la fabrique de toiles de coton peintes. Que l’on compare ces chiffres : en Angleterre cette industrie exporta en 1851 577 867 229 yards (le yard égale 0,914 millimètres) d’une valeur de 10 295 621 l. st., mais en 1861 : 828 873 922 yards d’une valeur de 14 211 572 l. st. Le nombre des salariés employés, qui était en 1851 de 12 098, ne s’était élevé en 1861 qu’à 12 556, ce qui fait un surcroît de 458 individus, ou, pour toute la période décennale, une augmentation de 4 pour 100 à peu près.